Le temps qui passe

Premier sujet débattu dans le groupe (octobre novembre). Voici un aperçu partiel et partial de nos échanges (surtout des questions a vrai dire et evidemment pas de conclusions!
NB : Les paragraphes édités en couleur font appel à une lecture plus détaillée de certains ouvrages et peuvent être sautés en première lecture sans que cela nuise à la compréhension du reste.Les références indiquées entre parenthèses le sont par noms d’auteur sans information bibliographique précise.
Propos sur le temps
Il semble que nos échanges aient tourné autour de 3 idées fédératrices : nous sommes tout d’abord tombés d’accord sur l’existence de plusieurs types de temps : objectif, subjectif voire logique, bien qu’au cours des débats nous ayons surtout abordé l’aspect subjectif. Nous avons ensuite débattu de ce que l’on pourrait appeler la vitesse d’écoulement du temps en pointant la possibilité d’un « temps suspendu » qui, à l’inverse du temps qui file et nous échappe, semble ne plus s’écouler. Alors nous est apparue l’idée d’éternité, non comme le contraire du temps qui passe mais comme son écrin, toujours présente derrière le voile qui sépare la réalité de sa perception. Quelques divagations sont ressorties de tout cela, visant à définir l’éternité comme un accomplissement de la vie, y compris dans ce qu’elle a d’insaisissable.
On ne peut évidemment conduire une réflexion sur le temps sans s’interroger sur ses relations avec le processus biologiques qui l’accompagnent mais nous avons laissé cela de côté. Certains diront que les neurosciences seront bientôt capables de tout expliquer sans faire d’hypothèses difficilement vérifiables (certains diront même « hasardeuses » !). C’est sans doute vrai mais n’enlève rien à la nécessité de la réflexion philosophique qui forme avec l’approche scientifique les deux faces d’une même monnaie.
Les types de Temps
L’idée de départ était de distinguer seulement deux types de temps : le « temps objectif, » tel qu’il peut exister dans le monde qui nous entoure indépendamment de nous, qui y sommes soumis et le « temps subjectif » tel que nous le ressentons dans ses effets. En y réfléchissant Il e semble qu’on puisse y rajouter un temps philosophique » ou « temps logique », qui permet de classer les évènements dans l’ordre ou ils se produisent indépendamment de ce qu’ils sont.
Le temps objectif
Le temps objectif est celui de la Science et du monde physique qui nous entoure. Tirée sans doute de l’observation des phénomènes naturels comme la succession du jour et de la nuit, pour ne pas parler de la naissance et de la mort, cette notion emprunte peut être aussi au subjectif tant l’observateur semble jouer un rôle dans la perception du temps. Il est sans doute plus simple de considérer la notion de durée, indépendante du temps qui le précède ou du temps qui suit un évènement et que l’on peut mesurer avec des horloges «qui ne sont pas nous» ce qui lui procure une certaine objectivité.
Mais l’idée de durée ne saurait suffire et l’on doit également considérer le temps sous son angle dynamique. Newton (avec d’autres) parlait déjà de « la flèche du temps », censée pilotée les transformations du monde observable. Par extrapolation, ce temps « maître du monde » a vite (et presque implicitement) été considéré comme « absolu », faisant parti des piliers de notre univers intelligible à la fois dans son être et dans ses effets.
Récemment ce temps absolu a été revisité à l’aide des modèles relativistes, de Galilée d’abord (relativité galiléenne) puis de Lorenz-Einstein (relativité dite « restreinte) et enfin d’Einstein (relativité générale) il y a moins d’un siècle. Ce ne peut être le lieu d’en discuter ici en détail mais on en retiendra qu’on ne peut «en principe» déplacer quoique ce soit, voire seulement transmettre une information en moins de temps qu’il ne faut à la lumière pour franchir la distance qui sépare l’émetteur du recepteur. Voilà qui rattache ainsi le temps à l’espace et restreint sensiblement la portion d’univers que l’on peut espérer explorer (sans compter la présence de « trous noirs » ou « pièges a lumière » qui limite encore la quantité d’information qui pourrait nous parvenir). A l’inverse les phénomènes d’ « intrication quantique » laissent augurer d’une possible simultanéité entre évènements plus lointains que ce qu’autorise la théorie de la relativité, ce qui ouvre à nouveau les portes du temps !
Le temps subjectif
Contrairement au temps objectif, qui existe et s’écoule indépendamment de tout observateur, le temps subjectif intègre son effet sur le sujet qui le ressent. La question se pose alors de son unicité puisque les sujets sont multiples et leurs expériences possiblement différentes. Mais c’est sur l’approche de ce temps subjectif que nous avons finalement passé le « plus de temps » (voire tout le temps »). On y reviendra par la suite de ce texte sous le, double regard du temps qui passe et de la possible relation du temps à l’éternité.
Dans cette démarche, le sujet ressent les effets du temps « en même temps » qu’il tente de les analyser. Situation inconfortable » qui peut conduite à mieux à des énoncés indécidables (Gödel) ou à des contradictions: (abandon du principe aristotélicien du tiers exclus). Paraphrasant Magnin, on dira qu’une telle approche est frappée d’incomplétude, ce qu’il faut accepter pour s’élever au-dessus de ces contradictions.
Le temps logique
Tout raisonnement (vrai ou faux) comme nous en produisons chaque jour fait référence à une succession de causes et d’effets. Sans revenir sur l’analyse de ce qu’est la causalité, on retiendra simplement que la cause précède toujours l’effet. L’antériorité de la cause est un élément constitutif de la logique. De même toute démonstration ordinaire fait intervenir à chaque étape une exigence grammaticale de « concordance des temps » : « Je fais ce que j’ai dit que je ferai ». Le temps logique s’allie ainsi au temps grammatical pour nous aider à classer les évènements, celui qui viendra après ne pouvant prétendre être la cause de celui qui est venu avant (mais l’inverse n’est pas vrai : ce n’est pas parce qu’un évènement est antérieur qu’il est la cause de celui qui le suit, du moins pas tout seul). Ce n’est pas du temps objectif, mais ce n’est pas non plus du temps subjectif (car tous les sujets régissent de même).
Le Cours du temps
Le temps qui passe
Le temps nous file entre les doigts. « Je n’ai le temps de rien » : cette belle remarque illustre notre impuissance devant ce temps qui file et, loin du temps objectif qui n’en a rien à faire, nous fait manquer les rendez-vous de la vie. Ecoutons Brassens : « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard,que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson … ». Procès de l’insalissable et de l’inatteignable (tout au moins quand lui court après). Dans cette course, « quelque chose échappe » (T.Magnin) et ce qui est perdu ne revient jamais (en tout cas pas sous la même forme). La tentation existe de tout nier, en bloc ou en détail. Il suffit pourtant de se regarder dans un miroir ou d’observer nos proches pour voir que nous vieillissons, que les enfants grandissent et que le monde change.
A quelle vitesse voulons-nous vivre (Philosophie magasine n°120)
La tentation opposée est d’accélérer nos vies pour gagner le temps de vitesse. Si, pour un compétiteur la vitesse peut être un moyen de rechercher la perfection du geste, le culte de la vitesse « per se », simplement pour faire plus de choses dans le même laps de temps, peut être au contraire destructeur (Philosophie magasine), alors qu’au contraire prendre le temps est « le » moyen de ne pas être laminé par lui.
La vitesse à laquelle le temps subjectif s’écoule dépend des circonstances. L’expérience de de l’apprentissage nous montre à quel point le temps de l’enseignant et celui de l’enseigné peinent à se rencontrer. L’expérience de la fin de vie montre à quel point le temps du vivant est différent de celui du mourant.
La peur de s’ennuyer et donc la nécessité d’occuper le temps sont des constantes de notre civilisation (et pas seulement chez les enfants). A l’inverse, les retraites hors du monde (40 jours dans tel ou tel désert) semblent avoir constitué historiquement un « must » pour tout prophète sérieux! On a vu promouvoir (désert moderne !) des « journées sans écran » pour se désintoxiquer de stimuli plus ou moins artificiels (et faire un peu de place à la pensée). Au cours de ces « traitements de choc », le temps peut sembler s’arrêter un instant pour mieux se retrouver.
Le temps suspendu
Il est des expériences, au demeurant peu nombreuses, où le temps semble non point arrêté mais suspendu. Selon ses pratiquants l’expérience mystique, ou la prière, en feraient partie. Il en va de même de certains instants de bonheur suffisamment intense pour que soient oubliées les menaces du futur, ou simplement d’échanges authentiques entre des personnes. Dans tous ces cas le temps s’efface devant plus important que lui.
J’ai, en ce qui me concerne, l’expérience de quarts solitaires (particulièrement de nuit) en navigation à la voile. Le syteme de quarts réorganise la vie par tranches et rien de ce qui est étranger au bateau et la mer n’y a accès : le temps semble suspendu. Il en va de même lorsqu’on parcourt une voie d’escalade ou lors d’une course un peu sérieuse en montagne, sauf que cela dure moins longtemps et que finalement on attend la fin et la mise en sécurité qui va avec (ce qui n’est pas le cas en bateau ou - quand on aime- on pourrait vivre quasi indéfiniment à bord!).
Une autre expérience, où le temps ne s’écoule pas vraiment sans pour autant être suspendu est le temps musical. Une pièce de musique est rythmée par le temps, voire les temps et les phrases qui portent ce temps se répètent tout en changeant. La même pièce peut être répétée plusieurs fois sans que l’on accorde une quelconque importance chronologique aux différences entre les fois. Dans une pièce musicale, le temps s’écoule sans se consommer et le processus peut se répéter autant de fois que l’on veut (ou que l’on peut) sans perdre de sa substance. Ce n’est ni du temps suspendu ni du temps qui s’écoule. Tout se passe comme si la trajectoire temporelle liée à la pièce se déroulait dans un espace plus vaste, mais permanent, qui pourrait bien être ce que nous appellerons plus loin l’éternité
L’espace-temps
Lorsque le temps qui passe est associé à la mémoire, il permet à l’observateur de considérer les éléments observés sous plusieurs angles, un pour chaque instant d’observation. Le temps joue en cela le même rôle que l’espace ordinaire et forme avec lui l’espace – temps qui est le jardin favori de la physique moderne. Et, comme l’avait pressenti Kant, espace et temps ne sont pas des objets mais les éléments nécessaires à la perception des objets.
L’éternité
L’hypothèse de l’éternité
Comme on vient de le voir: le temps qui passe permet d’explorer aujourd’hui les évènements passés sous un angle diffèrent, il existe des instants privilégiés ou le temps ne semble plus s’écouler, le temps musical semble sans cesse renouvelé... Le temps est donc un océan aux humeurs changeantes. Et pourtant nous vieillissons, les enfants naissent, des choses se créent, d’autres se meurent et donc le temps passe. Il est « en même temps » fleuve qui s’écoule et océan qui vit. Pour concilier ces deux natures (celui qui passe et celui qui est) nous dirons qu’il déroule ses trajectoires (les nôtres) au sein de « quelque chose » de permanent que l’on pourrait appeler l’éternité, instant et lieu unique commun à tous les lieux et à tous les âges.
De fait cette éternité est intemporelle. C’est la somme de tous les instants. Elle englobe le temps mais n’y est pas soumise. L’éternité existe maintenant et demain comme hier. Ce n’est pas un après mais un « pendant ». Elle est le réel que nous ne voyons pas, voilé ou inaccessible. En son sein, nous ne pouvons que suivre le cours du temps, comme le ferait un insecte qui progresse sur une surface sans pouvoir accéder à l’espace qui l’entoure, ou comme un prisonnier qui ne connaitrait de l’univers que les ombres projetées sur les murs de sa prison.
Il peut sembler curieux d’associer l’éternité à une réflexion sur le temps, surtout en ne la plaçant pas à la fin des temps ni ailleurs, mais ici et maintenant ! Néanmoins, une fois admise, ce regard est porteur de sens dans de nombreux domaines. Nous ne nous attarderons pas ici sur celui des sciences physiques (où il semble au moins qu’elle ne soit pas incompatible avec les concepts récents de non-localité et de non-séparabilité apparu en mécanique quantique). Nous nous arrêterons un instant sur sa compatibilité avec l’evolution des espèces, au lumineux regard de Teilhard de Chardin, philosophe jésuite et paléontologue. Nous la confronterons ensuite aux récentes avancées philosophiques sur la notion de niveaux de réalité (d’Espagnat, Magnin) et sur celle de « réel voilé » (D’Espagnat).
Analyse à la Theillard
Tout d’abord considérons l’evolution des espèces animales sur notre terre, notamment celle qui a conduit à l’humanité à laquelle nous appartenons. Theil lard nous parle d’une croissance en complexité de l’animal Humain. Cette croissance semble a priori aller à l’encontre des lois de la thermodynamique (entropie croissante) mais la physique moderne montre que finalement il n’en est rien et que l’entropie peut décroitre localement dans l’univers lorsque la complexité des systèmes débouche sur l’auto-organisation (C’est le cas du cerveau humain après un niveau critique franchi chez Sapiens). Comme Theillard était jésuite il nous fait part de sa foi en l’accomplissement de ce destin en christ. Sans nécessairement accepter ce message, Il s’agit de reconnaitre que nos organismes se sont développés au point d’engendrer la capacité de penser sur notre propre pensée, ce qui est la principale caractéristique d’homo sapiens parmi les espèces. L’étape suivante serait alors la réunion des âmes en un seul corps mystique, accomplissement final de l’humanité. C’est en ce point que, sans référence à une religion ou une autre, le modèle Teilhardien rejoint notre concept d’Eternité non pas pour plus tard mais ici et maintenant au terme d’une convergence de nos trajectoires temporelles vers un être « Eternel », convergence qui peut être considérée comme l’accomplissement même de l’humanité.
Les niveaux de réalité et le réel voilé
Le temps qui s’écoule est observable et mesurable. L’éternité qui le contient ne l’est pas. Mais Il est équivalent de dire que le temps passe ou que nous nous déplaçons dans le temps. Temps qui passe et éternité sont peut être deux façons de décrire la même chose mais a deux niveaux différents. Ainsi, l’éternité serait une réalité absolue, indépendante des observateurs que nous sommes, mais que nous ne savons saisir directement et le temps qui passe une réalité empirique, mesurable, que nous sommes seuls capable d’appréhender. Et entre ces deux réalités existe un voile infranchissable par nos sens usuels, ce pourquoi on peut dire que le réel « en soi » (l’Eternité) est un réel voilé.
Cette Notion de niveau de réalité est apparue récemment en philosophie (Magnin, d’Espagnat) pour tenter de lever certaines contradictions post- Kantiennes qui ressurgirent avec force avec l’avènement de la physique quantique. La question de base était avant tout de savoir si le réel peut exister indépendamment de celui qui l’observe, autrement dit s’il existe une « réalité –en soi », indépendante de celui qui l’observe, alors que seule la réalité « empirique », résultat d’une expérience ou mesure faite par un observateur nous est accessible.
On pourra, même si c’est d’assez loin, rapprocher ce concept du modèle Pascalien des trois ordres: l’ordre de la force, qui est celui du monde matériel, obéissant aux lois de la phtisique ; l’ordre de l’esprit, régi par la raison et l’ordre de la charité, qui est celui de l’amour, de l’esthétique et de l’intuition de l’infini. Si l’on transpose ces 3 ordres à épistémologie moderne, on parlera de 3 niveaux de réalité ayant chacun leurs règles. Il ne faudra alors pas chercher à régler un probleme de raison avec la force pure, pas plus que d’utiliser la force pour un débat d’idée, ni de chercher à démontrer ou infirmer l’existence de Dieu avec des arguments de pure raison voire de violence physique, non plus que de soumettre la beauté ou l’amour aux lois de la raison ou de la force.
La Notion de réel voilé quant à elle (d’Espagnat) prend ses sources en philosophe des sciences. Nous l’utilisons ici comme une méthode sans prétendre que les sujets traités sont identiques à ceux qui lui ont donné naissance. En philosophie des sciences il permet de surmonter certaines contradictions de la mécanique quantique en postulant que le chercheur de sens ne peut atteindre la « réalité en soi » (indépendante de tout observateur) mais seulement la réalité empirique, qui résulte de l’interaction de la « réalité en soi » avec un observateur. Dans ce schéma l’observateur et la « réalité en soi » se trouvent chacun d’un côté différent du voile.
Tout ceci est bien évidemment simplifié à l’extrême mais alors le réel voilé peut apparaitre comme la simple reconnaissance d’un ordre de réalité supérieur auquel on n’a pas accès par les moyens usuels d’investigation.
Divagations
Suivant l’idée développée plus haut, l’éternité se situerait à un niveau de réalité plus élevé que le monde que nous connaissons. Une vision Teilhardienne du monde incite à la considérer comme l’accomplissement même de l’humanité, au terme des trajectoires individuelles qui sont les nôtres. Dans cette optique la mort physique ne serait qu’un passage suivi d’une mise en commun des humanités individuelles appelées à se rassembler en un seul être. Alors, le temps ne nous emporte plus dans ses flots : il nous conduit en éternité.
Toujours suivant cette idée l’éternité est présente tous les jours en nous et autour de nous, mais derrière un voile, insaisissable. Elle est accessible aux croyants et aux mystiques (selon eux !) mais peut être aussi à chacun d’entre nous s‘il accepte d’en voir les signes au-delà de la réalité matérielle des choses. En admettant sa nature « absolue » (cad indépendante des observateurs restés de l’autre côté du voile, que nous sommes) on peut imaginer qu’elle héberge ce qui peut être ressenti, accessible par l’intuition mais, au contraire du mode physique, non directement mesurable, comme le sont par exemple l’émotion esthétique ou l’amour du prochain.