Cafephilos › Forums › Les cafés philo › Les sujets du café philo d’Annemasse › « La science ne pense pas » selon Heidegger, que faut-il en penser ? Sujet du 15.12.2014 + explication de texte + restitution des problématiques
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9 décembre 2014 à 20h23 #5148« La science ne pense pas »
« La raison de cette situation est que la science ne pense pas. Elle ne pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels qu’elle ne peut pas penser – nous voulons dire penser à la manière des penseurs.
Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la science un accès possible à des domaines d’objets répondant à ses modes de recherches ; seul il lui permet de s’y établir. La science ne pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la science. Laissons-lui son caractère choquant, alors même qu’une autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de l’homme, la science ne peut rien sans la pensée. Seulement, la relation de la science à la pensée n’est authentique et féconde que lorsque l’abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et lorsqu’il apparaît qu’on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n’y a pas de pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n’y a que le saut. Là où il nous porte, ce n’est pas seulement l’autre bord que nous trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu’elle nous ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver des propositions concernant une question donnée, à partir de prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements. »
Heidegger, Essais et conférences, « Que veut dire penser ? », TEL Gallimard, Pages 157 – 158Procédure de débat proposée :
– Comment comprenons-nous le texte proposé ?
– Quelles questions nous inspire-t-il ?
– Quels problèmes soulèvent-ils aujourd’hui ?
– Récolte des questions
– DébatRessources
– La conversation scientifique (Avec Etienne Klein) France-Culture
– Canal U. Les amphis de France 5. La science pense-t-elle ?
– Ici, un cours sur la pensée de Heidegger
– Ici, une explication assez claire de son concept le « Dasein »– Et ici, si vous cherchez des textes à proposer pour nos débats B) :
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Le café philo d’Annemasse est ici17 décembre 2014 à 15h20 #5156Restitution étape 1, comprendre le texteEtape 1 : Lecture et analyse du texte
« La science ne pense pas. Elle ne pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels qu’elle ne peut pas penser – nous voulons dire penser à la manière des penseurs. »
– Prenons acte de la position : En raison de sa démarche (rendre compte du réel, de ses logiques de fonctionnement), et de ses moyens (description et mise en place de méthodes reproductibles par d’autres chercheurs), la science ne pense pas à la manière des « penseurs »
– Question : que signifie « penser » à la manière des « penseurs » (entendons les philosophes) ?« Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la science un accès possible à des domaines d’objets répondant à ses modes de recherches ; seul il lui permet de s’y établir. »
– Interprétation: Il ne s’agit donc pas d’un rejet de la science, mais d’un acte de reconnaissance de sa compétence pour rendre compte du réel (le réel est ce dont on peut faire une description, laquelle permet à d’autres observateurs de savoir de quoi il est question.)« La science ne pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la science. Laissons-lui son caractère choquant, alors même qu’une autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de l’homme, la science ne peut rien sans la pensée. »
– Interprétation : La science ne pense pas, néanmoins toute action, y compris le fait de s’abstenir d’agir, ne peut se faire sans penser, et ainsi en est-il également de la science.
– Interprétation-question : La pensée est une activité du cerveau, activité qui est nécessaire à l’accomplissement de toute action, y compris lorsqu’il s’agit de ne pas agir. L’activité de la pensée est par conséquent nécessaire à la science. Mais, lorsque la science met en oeuvre ses méthodes et fait ses découvertes, cette pensée ne serait pas une pensée comparable à celle des « philosophes, des penseurs » ?
– Questions : A quoi pensent les philosophes ? A quoi pense la science ? Quels sont les objets de la science, en quoi diffèrent-ils de ceux des philosophes ?
« Seulement, la relation de la science à la pensée n’est authentique et féconde que lorsque l’abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et lorsqu’il apparaît qu’on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n’y a pas de pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n’y a que le saut. »
– Interprétation : Il n’y a pas de lien (pont) entre la science et la pensée (philosophique), mais un fossé, il faut faire un saut « interprétatif », « imaginaire, « conceptuel ».« Là où il (le saut) nous porte, ce n’est pas seulement l’autre bord que nous trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu’elle nous ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver des propositions concernant une question donnée, à partir de prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements. »
– Interprétation : En effectuant ce saut conceptuel, on se trouve en terre inconnue, inexplorée (entièrement nouvelle), et ce que l’on voit de ce nouveau monde ne peut pas être démontré par des raisonnements logiques (prémisses et enchaînement de logiques).
– Question : Les raisonnements des penseurs de la philosophie – façon Heidegger, parlent-ils encore de « notre monde », ou d’un « supra-monde » qu’on ne peut seulement qu’imaginer, et donc pour lequel aucune représentation précise ne peut être clairement définie ? (un peu comme la théorie des cordes…. dont on peut quasiment tout dire, puisque cette théorie se situe encore dans le domaine de la pure hypothèse : ses conséquences ne sont pas vérifiables, comme par exemple, celles de logiques d’espaces-temps repliées sur plusieurs couches.– Constat intermédiaire
En fait, si la philosophie de Heidegger revient à parler d’un autre monde, il peut s’avérer difficile, sinon impossible d’en discuter les propositions. Ces dernières, renvoyant à des objets purement conceptuels, on ne peut vérifier réellement, entre interlocuteurs de bonne volonté, si nous parlons ou non de la même chose. En revanche, on peut se pencher sur les problèmes soulevés : que penser de la différence entre la pensée philosophique d’une part, et la pensée scientifique d’autre part ? N’y-a-t-il vraiment aucun lien ?– Un mot sur le Dasein
Le concept de « Dasein » que construit Heidegger ne se laisse pas facilement saisir. Grosso-modo, on peut dire qu’il questionne l’apparence de l’être (la manière d’apparaître au monde, d’exister = l’étant) d’une part et, d’autre part, la relation que cet être humain construit avec lui-même (l’être) dans un devenir le long de l’histoire (de Parménide à aujourd’hui). Cette relation – entre soi-même et son être – se construirait aujourd’hui et de tout temps, face aux autres, face à soi-même, face à son « destin », face à la mort, en somme, face aux situations existentielles. Cette relation construite s’établirait en référence à l’être (une ontologie de l’être), dont Heidegger prend soin de ne pas en faire une entité détachée et à part le monde.
Finalement, c’est comme si le Dasein définissait les limites existentielles, complexes, mouvantes à l’intérieur desquelles l’être humain se construit tout au long de l’histoire. A contrario, précisons que Platon distingue d’une part le monde des apparences (réel et imparfait) dans lequel nous vivons et, d’autre part, le monde des idées qui serait pur, éthéré et qui serait l’essence du premier.– Problème-question : Pourquoi construire un concept pour définir une relation complexe à l’intérieur des seuils qui délimitent la vie humaine ? En effet, le concept laisse penser que l’on définit une réalité « nouvelle ». Était-ce là le travail de recherche de Heidegger : la tentative de rendre compte d’une autre réalité, et de la définir à l’aide d’un nouveau concept pour mieux en ciseler les contours ?
Voir ici une explication assez claire du DaseinLa suite de la restitution est ci-dessous :-).
10 janvier 2015 à 13h45 #5166« La science ne pense pas »
Restitution des problématiques du débatRappel des questions générales
1) Qu’est-ce que penser à la manière des penseurs ?
2) Lorsque la science fait ses découvertes, la pensée à l’œuvre ne serait pas comparable à celle des « philosophes, des penseurs » ?
3) A quoi pensent les philosophes ? A quoi pense la science ? Quels sont les objets de la science, en quoi diffèrent-ils de ceux des philosophes ?Qu’est-ce que la science ?
– On peut définir la science comme étant un moyen de créer et de partager des méthodes et des savoirs universels :
1) Les objets qu’elle étudie doivent être suffisamment bien définis afin qu’ils puissent être également observés par d’autres personnes dans le monde.
2) Les méthodes qu’elle construit doivent être suffisamment bien expliquées pour que les processus de découverte puissent être reproduits.
3) Enfin, les théories qui sont élaborées doivent être explicatives de la réalité observée. Elles doivent permettre à la communauté scientifique de rechercher d’autres façons d’expliquer, et si possible avec une plus grande pertinence, les phénomènes observés.
En résumé, la science est une production de connaissances argumentées et justifiées qui porte sur les objets animés et inanimés de l’univers.La science ne penserait pas
– Ceux qui défendent l’idée selon laquelle, « la science ne pense pas » la réduisent généralement à sa fonction de description du monde, une description qui ne nous informe pas sur ce qu’il convient de faire ou comment vivre.
– C’est également l’aspect rationnel, donc restrictif, de la science qui a mauvaise presse, elle inhibe les rêves, or nous avons besoin de rêves, de poésie, de construire des projets « fous ».
– Mais selon un autre point de vue, la science fait rêver, on découvre grâce elle les lois de l’univers, du corps humain, la façon dont fonctionne notre cerveau… Les découvertes de la science nous permettent de nous arracher à nos mythes, à nos peurs ancestrales, au sentiment selon lequel tout est joué d’avance.
– « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » affirmait Rabelais.
– En effet, et on reproche souvent à la science l’utilisation qui est faite des techniques qui en découlent, mais dans ce cas, c’est faire une confusion entre trois plans distincts :
1) la science, en tant que production de méthodes, de savoirs, de théories,
2) le plan des techniques qui résultent de la création des instruments. Par exemple, le silex et le nucléaire sont des instruments pouvant être utilisés autant à des fins médicales que militaires.
3) le plan des motivations, ce sont les raisons économiques, idéologiques et politiques aux noms desquelles on utilise les savoirs ou les techniques.La science pense
– Lorsque les philosophes de l’antiquité s’attachaient à décrire le monde, ils établissaient les premières bases d’une pensée scientifique. Le monde devait être « compréhensible » sur le plan de la raison : ce que l’on observait devait répondre à des règles logiques, et ne plus simplement être le produit des mythes, des superstitions ou des religions.
– Au 16ème siècle, lorsque Copernic propose une représentation héliocentrique de l’univers en lieu et place du modèle géocentrique d’Aristote, il doit donner une priorité à une logique cohérente du système, et non plus à l’enseignement traditionnel des maîtres de l’antiquité. En ce sens, l’observation descriptive est un acte de création, elle doit lutter contre des préjugés, se défaire d’habitudes de penser, et adopter des perspectives inédites.
– Lorsque Newton (1643 – 1727), à son tour, trouve la formule mathématique qui décrit les lois de la gravitation universelle, il construit une logique contre-intuitive (la gravitation ne se voit pas), les calculs sont pourtant justes, ils prédisent bien le mouvement des planètes. En 1846, ces calculs permettront de deviner la position d’une planète jusqu’alors inconnue, Neptune, et de l’observer ensuite grâce à un télescope.
– Enfin, aujourd’hui, avec les découvertes de la physique moderne (relativité générale et quantique), les scientifiques doivent à chaque fois faire preuve d’audace, d’acharnement et de créativité pour mieux comprendre comment fonctionne le monde. Les logiques de la physique moderne ne renvoient plus à aucune logique de sens commun.
– On ne peut pas dire que la science ne pense pas, ni la réduire à un simple travail de description, elle construit des modèles de pensée qui expliquent le monde.A quoi pense la philosophie ?
– Si nous devions ramener la philosophie à la manière dont Heidegger la pratique, nous nous heurterions au fait de ne pas savoir réellement de quoi nous parlons (par exemple, que désigne véritablement le concept de Dasein ?).
– Les premiers philosophes, les pré-socratiques se sont surtout intéressés à la nature. A l’époque, science et philosophie n’étaient pas distinctes, elles participaient d’un même projet de connaissance. Durant le siècle de Périclès, les philosophes se sont surtout intéressés à la justice, à la vie en société, aux notions d’éthique. Et à la fin de l’empire grec, les stoïciens se sont plutôt centrés sur le bonheur de la personne.
– Au fur et à mesure que la science a su expliquer de mieux en mieux le fonctionnement des choses, la philosophie a progressivement perdu de son autorité quant à ses spéculations scientifiques. La science est ensuite devenue autonome, et la philosophie de plus en plus « conceptuelle ».
– Pour revenir à notre époque, on doit prendre en considération que le niveau d’éducation et les cadres de vie ont évolué, les aspirations des populations ont changé. De nos jours, c’est le mal de vivre, les problèmes existentiels, les inégalités croissantes, le changement climatique… qui sont sources d’inquiétudes. Ces problèmes sont à la fois ceux de la philosophie : comment se connaître et être heureux, comment vivre ensemble d’une façon qui soit juste pour tous, quelle place donner à l’environnement. Et ceux de la science : y-a-t-il une vérité des faits ou une multitude d’interprétations, comment utiliser les techniques pour que leurs effets ne se retournent pas contre l’humanité ?Quels liens entre la philosophie et la science ?
– A titre de boutade, on pourrait dire : « La science ne pense pas, mais elle sait, tandis que la philosophie pense mais ne sait pas»
Explication : La philosophie s’attache à penser les problèmes qui n’ont pas de réponse définitive, par exemple : La vie a-t-elle du sens ? Faut-il avoir recours à l’euthanasie ou pas ? En ce sens-là, les sociétés comme les individus doivent élaborer leur réflexion propre, et construire un discours sur les valeurs car la science ne construit des discours que sur des faits.
– Je pense à « la nature des rêves » tels qu’ils étaient perçus dans l’antiquité, ils étaient le plus souvent vécus comme une activité particulière de l’âme vaguant dans des régions indéfinies d’un monde surnaturel. Puis, ils ont été vus comme une manifestation de nos désirs inconscients. Aujourd’hui, les neurosciences les voient essentiellement comme une activité neurologique (bioélectrique) du cerveau.
– Le regard scientifique « déshumanise » en ce sens où il évacue le niveau symbolique des interprétations, mais par ailleurs, on traite mieux les cauchemars dû à des traumatismes massifs (guerre, cataclysme, crash,…) lorsqu’ils sont perçus comme une activité déréglée du cerveau. (Voir sujet : Faut-il se débarrasser des cauchemars ?)
– Oui, c’est la même chose avec l’autisme : on a longtemps accusé les parents d’en être la cause, alors que la recherche actuelle y voit des facteurs génétiques. L’ulcère de l’estomac est également mieux soigné depuis qu’on sait qu’il a pour cause une bactérie, et non pas le stress.Faut-il choisir entre science et philosophie ?
– Le problème qui se pose concerne la grille de lecture à adopter entre science et philosophie, et le type de problème à résoudre.
– La science doit désigner son objet d’étude (le montrer objectivement), la philosophie doit le « concevoir », c’est-à-dire, circonscrire et formuler l’idée sur laquelle elle travaille, par exemple : qu’est-ce que l’éthique, qu’est-ce que la notion de l’être ? Qu’est-ce le bien, le beau, le vrai ?…
– Mais je crois qu’on ne peut pas opposer « philosophie et science » comme le fait Heidegger. On doit voir plutôt comment ces deux disciplines s’articulent, car une philosophie sans science serait une philosophie sans rapport avec le réel, et à tout moment, elle serait en rupture avec la vie, avec l’humanité et ses préoccupations.
– Je peux proposer un exemple : je dois faire un choix concernant l’euthanasie de l’un de mes proches qui en fait la demande, je peux entreprendre une démarche philosophique et me questionner par rapport à la mort, je peux lire ce que des auteurs ont écrit à ce propos, mais je intéresserais certainement aux apports des sciences humaines, et je m’informerai également de ce dont la science est capable pour soulager les douleurs, pour comprendre les états de conscience des comateux. En somme la philosophie se dessine dans un champ de réalité où elle se conjugue avec les savoirs que nous apporte la science.
– Sur un autre plan, je pense aussi qu’il faut distinguer la philosophie des professionnels (celle des chercheurs, les créateurs de concepts, de ceux qui doivent en connaître l’histoire comme les enseignants) et la philosophie pratique, celle qui permet à chacun de mieux se connaître, de s’orienter dans sa vie, dans ses choix privés, publics et politiques. Il s’agit, à minima, de développer une capacité à poser des problèmes, plutôt que de s’enfermer dans des partis pris.Ps 1: Voir le sujet : L’éthique n’est pas une discipline philosophique, mais scientifique (Bertrand Russell)
Ps 2 : Voici ici l’article « Faire réfléchir les enfants de Michel Tozzi ». Deux listes de questions permettent de distinguer les questions qui portent sur des faits, et celles qui invitent à répondre selon une démarche philosophique. -
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