Cafephilos Forums Les cafés philo Les sujets du café philo d’Annemasse Tianxia (tout ce qui est sous le ciel), une philosophie pour le monde ? Sujet pour le 02.04.2018

3 sujets de 1 à 3 (sur un total de 3)
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  • #5647
    René
    Maître des clés
      La philosophie du Tianxia, une approche universelle du point de vue chinois ?

      D’après Zhao Tingyang (professeur de philosophie chinoise), notre monde demande à être repensé selon un nouveau concept, la philosophie du Tianxia, qui signifie : tout-ce-qui-est-sous-le-ciel. Extrait ci-dessous d’un article du philosophe :

      Notre monde supposé est toujours un non-monde. Cette partie de la création, notre globe, n’a toujours pas pris l’aspect d’un monde unifié. Il reste dans une situation de chaos hobbesien, puisque aucune société mondiale authentique et cohérente n’existe, gouvernée par une institution politique universelle reconnue. Politiquement à la dérive, le monde où nous vivons n’est un que dans son acception géographique. Son identité politique est toujours inexistante par manque d’unité politique. Le monde ne pourra être édifié comme tel qu’à la condition d’être organisé, régulé par une institution mondiale elle-même fondée sur une nouvelle vision du monde, sur une nouvelle philosophie politique pour le monde.

      Les hommes ont tenté en vain d’imaginer le monde comme un empire mondial unissant les nations. On a échafaudé un projet de paix perpétuelle (Kant), ou une conception de l’harmonie universelle de tous les peuples, comme dans la tradition chinoise – et cela, en raison essentiellement d’un problème resté irrésolu : celui d’une coopération stable [2][2] Shangshu (??), chap. i : « Les Documents du roi Yao »….. Bien plus que pour ses vicissitudes au cours de l’histoire, bien plus que pour ses propres limites dont il fut si souvent question, la misère d’une philosophie politique prête à embrasser le monde ne doit être imputée qu’à ses propres carences. Le concept politique de nation est largement reconnu, et l’on sait fort bien comment œuvrer en faveur d’un État-nation ; celui de monde en revanche ne l’est pas, incapables que nous sommes d’agir en faveur du monde. Notre problème fondamental, aujourd’hui, c’est celui du monde en faillite, bien plus que de celui des soi-disant États en faillite dans le monde. Aucun pays ne saurait prétendre à une réussite quelconque, durable, dans un monde en faillite.

      Un autre extrait :
      Les philosophies chinoises sont davantage engagées dans les questions de relation et de cœur, alors que les philosophies occidentales le sont dans les questions de la vérité et de l’esprit. Pour un philosophe chinois la vérité, par exemple, dépend de certaines « relations ». Rien ne peut être dit être une chose ainsi et ainsi faite sans qu’elle ne soit définie en fonction de certaines « relations » ; nous pourrons par exemple estimer qu’une personne est aimable lorsque nous la traitons aimablement, alors qu’en d’autres circonstances nous aurons un savoir opposé de cette personne si nous la traitons mal. C’est un ensemble de relations et non une essence qui définit et décide de ce qui est. La métaphysique des relations nous encourage fortement à penser un système politique du monde dans la perspective du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », constitué, autrement dit, de relations harmonieuses entre tous les peuples. (Zhao Thingyang dans Cairn infos, 27)

      Citation:
      – (Lao-tseu, 580-500 av. j.-c.) : « Connais l’Homme d’après toi-même, la Famille d’après la famille, le Village d’après le village, l’État d’après l’État, le Monde d’après le monde »

      Débat :
      – Je rapporterai des propos de la philosophie de Tianxia, et à nous de voir les questions que cela nous pose. D’une façon générale, nous pouvons nous demander si, le monde étant devenu universellement interconnecté, l’universel ne doit-il pas être à nouveau repensé ? C’est ce que propose la philosophie du Tianxia.

      Ressources à voir et à écouter
      Anne Cheng : Brève rencontre entre Confucius et Lao Tseu. Conférence de 15mn des Ernest (ENS).
      La Chine pense-t-elle ? Les cours d’Anne Cheng au Collège de France.
      La Chine s’éveille sous les habits neufs président Mao. Journal des idées. France Culture.
      Régis Debray sur le livre co-écrit avec Zhao Tingyang, Du ciel à la terre. France Info.
      La pensée chinoises aujourd’hui. Joël Thoral invité des Chemins de la philosophie.
      Pensée Chinoise, le confucianisme. Les Chemins de la philosophie.
      Le taoisme. Les Chemins de la philosophie.

      Ressources à lire :
      La philosophie du Tianxia, par Zhao Tingyang. Cairn info.
      10 mots-clés pour comprendre la Chine. Nouvel Obs.
      Une constitution du monde. Entretien avec Zhao Tingyang. Les Inrocks.
      Tianxia, retour en force d’un concept oublié. La vie des idées.

      #5648
      Paul
      Participant

        Cher René,
        Merci pour tes envois, je ne serai malheureusement pas dans le pays pour participer à la prochaine réunion, mais le thème abordé m’inspire quelques digressions. Pardon pour le désordre des références. Comme les grasses et italiques disparaissent dans ce format, je joins par ailleurs le texte en Word.
        Tout d’abord je voudrais te remercier d’avoir abordé cette dernière question, sur un domaine immense qui nous fait déborder allègrement les débats, mais aussi les « étonnements » propres à notre philosophie occidentale. Certains diraient que cette dernière expression est un pléonasme car, disent-ils, les Chinois, les Indiens et autres « barbares » n’ont pas accédé à LA philosophie (ceux qui ne parlent pas grec, comme disait un « prophète naufragé » (Rastier 2015). Heureusement, nous n’en sommes plus là, et la qualification de « pensée » fait ici sourire, malgré les usages très normatifs qu’ont font nos collègues, jusque dans l’Encyclopédie philosophique universelle dirigée par André Jacob et malgré leurs louables efforts en sens inverse. Par bonheur, nombre d’entre eux s’obstinent, comme Sylvain Auroux en reprenant dans sa dernière publication les articles de l’Encyclopédie consacrés à ladite « pensée » chinoise. Allons ! Trêve de plaisanterie, remercions nos collègues de reconnaître que « ces gens-là », comme dirait Jacques Brel, « pensent ».
        Ensuite, il apparaît d’emblée que la tâche est immense et nous oblige à faire le grand écart, faute de simple écart ou de « détour » à la manière de François Jullien, qui a le privilège de pouvoir faire des allers-retours entre les deux galaxies. Tianxia en premier lieu, un terme que Zhao Tingyang a choisi comme titre de son ouvrage (Tianxia, tout sous un même ciel, Cerf, 2018) peut-être parce qu’il évoque les concepts qui nous sont familiers du cosmopolitique ou de l’universel. Sans doute sa philosophie n’a-t-elle « rien à voir avec la politique chinoise actuelle » et l’auteur a-t-il « inventé une théorie de la philosophie politique » (Le Monde, 25 mars 2018), mais le concept de tianxia, dans ses diverses interprétations, se trouve être au centre des divers courants des philosophies chinoises traditionnelles depuis Laozi (VIe siècle av. J.-C.) et Confucius (551-479 av. J.-C.) – ce que le pouvoir récupère et instrumentalise (néoconfucianisme, instituts Confucius à l’étranger, etc.), mais ceci est une autre histoire.
        L’axe central, en tant que « monde terrestre », le « tout sous le ciel » désigne moins le monde physique qu’une représentation de l’univers comme un ordre hiérarchisé, où la « vertu » de ses membres (hommes civilisés, barbares, animaux) détermine la place qu’ils y occupent, et dirigé par un « représentant du ciel » (Tianzi ou Wang, le « fils du ciel » ou le souverain). Dans le Livre des Odes édité par Confucius, nous trouvons ainsi ce vers célèbre disant que « Tout sous le ciel universel n’est que le sol de Wang ». Liang remarque à cet égard que les présupposés des écrits liés à la notion de tianxia sont tout aussi monoculturels que les concepts d’universel ou de cosmopolitique en Occident, de même que les principes imaginaires du lixiang (le sens commun, attribué aux individus de toutes contrées et hérité d’une tradition multimillénaire et de ses philosophes, susceptible de produire toutes coutumes et tous événements).
        Ji Zhe (« Tianxia, retour en force… », Idées.fr, 2008), de son côté, remarque que le sens primaire de Tianxia renvoie à deux significations politiques traditionnelles. D’une part, il offre « une vision à la fois cosmopolitique et culturaliste de la société des hommes, potentiellement unifiée sur le plan politique. Dans un monde divisé en une multitude d’États/pays (guo) distincts, Tianxia introduit l’idée de transcender ces clivages et de construire un espace politique universel. L’opposition entre le tout et la partie recèle une théorie de la légitimité politique des États/pays fondée sur la politique de la force soumise aux cycles répétitifs et sans fin de l’essor et du déclin, mais Tianxia introduit un pouvoir idéal, global et éternel ». On aperçoit ici l’écart par rapport à la paix perpétuelle de Kant et à son idée de fédération des peuples, qui reste en fait une confédération ancrée dans la réalité politique des nations et se tient prudemment à distance de l’utopie d’un monde unifié sous une autorité unique.
        Zhao Tingyang rappelle, il est vrai, que la perspective du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » se constitue de « relations harmonieuses entre tous les peuples ». Cependant, Mencius (aux alentours de 380-289 av. J.-C.), le plus important parmi les lettrés qui ont poursuivi et développé l’œuvre de Confucius, souligne qu’« on a vu des hommes dépourvus de ren (humanité, la vertu centrale confucéenne) obtenir le pays, mais jamais un homme dépourvu de ren n’a atteint Tianxia » (Œuvres de Mencius, VII. II. 13). Autrement dit, seule une autorité politique qui suit la « voie » (dao/tao), ou le « cœur du peuple », sera reconnue comme légitime et digne de gouverner les affaires du monde (Œuvres de Mencius, IV. I. 9). Sous couvert d’idéalisme politique, ce concept renvoie souvent à des fins réalistes : si seul le souverain qui a le « mandat céleste » (tianming) peut régner sur le tianxia, le fait de la prise du pouvoir du Tianxia par un empereur est déjà la preuve de la légitimité de ce pouvoir (on pense au rêve chinois qui s’incarne aujourd’hui dans la « pensée » du président Xi Jinping, dont l’ambition rappelle précisément la tentative de Yuan Shikai (1859-1916), président de la nouvelle République de Chine, de rétablir le pouvoir impérial).

        Légitimité et légalité
        Voilà qui ramène à un autre débat, celui qui oppose le légitime au légal, la vertu au droit, le cœur à la raison. Dans une étude comparée des systèmes juridiques, Patrick Glenn (2004, 320) conclut que « la tradition asiatique n’a pas engendré de notion de droits individuels ou « droit subjectifs » [en français dans le texte anglais]. La tradition considère que la notion d’autonomie individuelle, l’indifférence à l’égard d’autrui, suppose l’ « idiotie » ou « immoralité ». Sans doute l’usage hyperlaxe du mot « asiatique » et l’affirmation quelque peu audacieuse de son propos justifieraient-ils quelque prudence, mais d’autres sinologues vont dans le même sens. Shu-Yun Ma (The China Quarterly, 137, March 1994) considère que « …La relation entre la société civile et l’Etat était donc conçue comme un tout intime et harmonieux. Ceci contraste avec l’orientation fondamentale des intellectuels en exil, dont le souci premier est l’établissement d’un domaine privé indépendant de l’Etat… de sorte que le terme « civil » devient redondant ». De sorte que, dans le contexte contemporain, « La société civile [chinoise], même si par exemple l’existence des réseaux sociaux d’Internet lui donne une résonnance mondiale, demeure en lutte avec des idéologies et des cadres de pensées séculaires » (Fairbank et Goldman 2014). Le pouvoir actuel, sous le « président » à vie Xi Jinping, ne dément pas cette appréciation, car le régime actuel se fonde sur celles-ci tout en les renforçant sous le couvert de la « pensée » consacrée pour et par le président, dont l’ambition rappelle la tentative de Yuan Shikai (1859-1916), président de la nouvelle République de Chine, de rétablir le pouvoir impérial.
        L’Etat de droit n’est donc guère accepté. Comme dans tout système nationaliste, la référence à la civilisation chinoise est instrumentalisée sous la forme notamment d’un néoconfucianisme qui récuse tout emprunt aux systèmes occidentaux et renvoie au légisme du lettré Han Fei (280-233 avant J.-C.), qui se fonde sur le concept central d’« autorité par la loi » et ignore les notions de droit individuel ou d’Etat de droit (Pedroletti 2017, Danjou 2017). On retrouve ici la notion d’identité, au contexte chinois, qui par exemple n’oppose pas le corps et l’esprit, car le premier y est à la fois humain, animal, divin et social. Mais surtout, dans le taoïsme, la notion proche de « ziran » (« aini de par soi-même ») exprime une conception qui n’est pas celle d’une évolution unilinéaire propre à l’historicisme occidental, mais d’un devenir perpétuel sans commencement ni fin (pas d’« origine du monde », par conséquent), qui ne se fonde sur aucune essence préétablie (pas de théologie), mais dont il est possible de retrouver par régression, par la voie de la méditation, la dynamique initiale, la spontanéité primordiale. Comme le dit Tchouang-tseu (Zhuangtzi), « … lorsqu’ainsi savoir et sérénité se trouvent en émulation réciproque, alors cette nature innée se trouve être en parfait accord avec la structure [de l’univers] » (Schipper 2013, 140).
        Pour poursuivre en philosophie politique, Shu-yun Ma dit que « le concept de tianxia pose comme ¬hypothèse qu’il existe nécessairement des méthodes qui permettraient d’incorporer n’importe quel Autre dans l’ordre de la coexistence et que même si un tel Autre refusait catégoriquement d’entrer dans le système tianxia, il existerait nécessairement un mode de coexistence qui préserverait la tranquillité ». On peut ici penser au chaos de Hobbes, qui présuppose certes l’antagonisme entre les Etats mais aussi une certaine harmonie interne aux Etats, fût-elle hiérarchique comme dans le confucianisme, mais qui n’est pas le désordre, car le chaos n’empêche pas qu’une série d’accords entre acteurs interviennent, régis par l’intérêt, l’ambition impériale ou toute autre raison. Les conceptions actuelles du système international naviguent entre un cosmopolitique qui se réalise au travers d’une série d’accords variablement respectés mais existants (le projet européen étant le plus avancé en ce sens) et un désordre tout aussi réel, par définition imprévisible,
        La notion orthodoxe de tianxia reste donc, il me semble, monoculturelle (d’où sans doute l’intention de Zhao Tingyang de la réformer), car si elle mentionne l’ensemble des nations ou Etats, ceux-ci s’inscrivent dans le contexte impérial dont l’ambition est de les soumettre et de les homogénéiser sous le pouvoir des Han. Ainsi, le penseur confucéen Gu Yanwu (1613-1682) soutient que, à l’époque de l’invasion de la Chine par les Mandchous et de la chute de la dynastie Ming (1368-1644), les sujets de l’empire doivent défendre tianxia, car c’est la responsabilité de tout homme. La notion prend le sens de « monde civilisé », universalisé sur la base de la conception chinoise, ce qui fait de la dimension politique du confucianisme l’idée que le monde doit être transformé en un espace unifié en accord avec cet idéal de l’humanité civilisée. Dans la pratique, les guerres entre les Royaumes Combattants suivirent la voie plus familière à l’Europe des conflits interétatiques, pour aboutir cependant, au contraire de l’Europe, à la prédominance du royaume Qin su ses concurrents et à l’unification qui s’ensuivit. L’ensemble des Etats chinois de la période du Printemps et de l’Automne furent peu à peu soumis, de -356 à -221, jusqu’à leur unification finale sous la seule dynastie des Qin en -236. Le mythe ancien d’une Chine unifiée se réalisa avec son emprise sur l’ensemble de la Chine et la fondation du premier empire sous Ying Zheng, mieux connu sous le nom de son temple posthume Qin Shi Huangdi (-259 à -210).

        Etat et empire
        On perçoit ici ce qui sépare l’universel politique chinois de l’européen, qui reste pluriel par essence, comme l’illustre le fait que l’Europe n’a jamais été un empire, sauf en de brèves périodes (l’empire romain lui-même est méditerranéen, plus qu’européen. Cf. Jean Baeschler, « La structure de l’espace politique européen », Académie des sciences morales et politiques, 12 janvier 2004). A quoi on peut ajouter que la signification même du terme « Etat » est très polysémique et couvre dans ses usages les Etats contemporains aussi bien que les empires. Les historiens qualifient d’Etat l’Empire chinois, autant que telle ou telle politie africaine traditionnelle disposant d’uns structure politique formelle (Balandier 1967). Cette focalisation découle d’une historiographie du XIXe  siècle soucieuse d’exalter l’État national et, de là, l’Etat-nation, et qui ignore que l’Etat-nation, voire l’Etat contemporain sont des « blips » ou « parenthèses » dans l’histoire politique, où les travaux sur l’histoire impériale croissent continuellement (Robert Cooper 2002, Alfred Grosser 2010, Hassner, Burbank et Cooper 2010). Sans doute Rome et la Chine se construisent-elles sur un passé monarchique ou républicain, mais le modèle impérial islamique nait immédiatement comme empire (califat) lors de sa construction au VIIème siècle et sur superpose à toute notion politique d’Etat ou de nation. Si l’on consulte les rares études comparées dans ce domaine, en oubliant les essais immatures sur les civilisations de Francis Fukuyama (2011), on repère les philosophes qui, comme Martin Wight, qui se sont penchés sur les équivalents chinois de l’universel et du cosmopolitique. Dans De systematibus civitatum Wight parcourt quelques anciens systèmes étatiques sous le titre « The Western, the Hellenic-Hellenistic or Graeco-Roman, and the Chinese between the collapse of the Chou Empire in 771 b.c. and the establishment of the Ts’in Empire in 221 b.c. », où il souligne les similarités entre le mode de souveraineté chinois et le basileus byzantin, comme les différences entre le premier et l’antique poleis grecque et les royaumes hellénistiques au terme de son établissement (Yongjin Zhang 2014).

        Société civile ou incivile ?
        Dans leurs études sur le monde chinois, les sinologues John Fairbank et Merle Goldman (2013) prennent comme référence les intérêts particuliers, considérés en Occident comme des acteurs politiques à part entière. Si le gouvernement représentatif constitue ici un moyen de parvenir au compromis entre les multiples intérêts concurrents, disent-ils, la tradition chinoise les perçoit quant à elle comme essentiellement égoïstes, ce que la morale confucéenne condamnait comme mal antisocial, contre l’idéal d’harmonie conçu comme la norme : « Si les réformateurs espéraient pouvoir y attendre grâce au gouvernement représentatif, ledit idéal pouvait tout aussi bien se ramasser en un idéal globalisant s’imposant aux composantes articulées en jeux de yin yang, où l’immanence devient un ensemble homogène ou qui y tend. C’est ainsi que le tianxia, « tout-sous-le-ciel », dans sa polysémie, peut très bien désigner cette harmonie faite de couples dynamiques et non binaires, mais tendre tout autant, comme le conçurent Laozi et Confucius, vers la notion d’un « monde terrestre » aimablement hiérarchisé, selon un ordre où la vertu de chacun de ses membres, du Han civilisé aux animaux en passant par le barbare, sera déterminée par la place qu’il occupera dans cette hiérarchie d’où la notion de droit est absente, mais où la loi est bien présente, dictée par le « représentant du ciel », le « fils du ciel », bref l’empereur …. » (: « Tout sous le ciel universel n’est que le sol de Wang ». C’est contre la conception sociale et politique liée à cette vision de tianxia que se rebellera un Tchouang tseu (Zhuangzi), qui incarne dans l’héritage du taoïsme une pensée de l’autonomie radicale, de l’indépendance de la personne, du refus de la servitude volontaire, du sujet autonome dirions-nous aujourd’hui, contre la pensée aristocratisante de Lao tseu ».

        Logiques
        La notion plurielle de yin yang mérite une parenthèse parmi celles qui sont liées au tianxia, car elle fonde le système logique de la cosmologie traditionnelle chinoise autour du schéma abstrait où l’un des pôles implique l’autre tout en l’intégrant. D’autre part, le yin yang se manifeste en deux autres niveaux, ceux de la sphère humaine et de la sphère cosmique (le « Ciel »). Ce qui apparaît dans les deux cas est qu’il s’agit d’épistémologies formalisées, certes assez intuitives à leurs débuts mais qui tendent à se structurer dans l’histoire de leur maturation. Mais surtout, cette structuration s’éloigne du mythe et de la croyance religieuse pour s’élaborer en concepts philosophiques (le « Ciel » n’est qu’une métaphore). Notons cependant que, même si l’implication est au départ fondé sur une logique plus intuitive qui ne se formalise qu’avec le temps, les écoles philosophiques chinoises répugnent à l’abstraction gratuite, contrairement aux philosophies occidentales et indiennes. Un concept tel que « l’être » est absent de la langue chinoise, qui ne connaît pas ce verbe ni la notion abstraite de « être », tant choyée de nos philosophes occidentaux au point de l’opposer au « néant », autre personnage introuvable (que Nietzsche et d’autres, malgré une attitude plus conciliante, confondaient avec la notion toute différente de « vide », centrale dans la philosophie bouddhique sous l’appellation de sunyata).
        La logique du yin/yang se caractérise par le jeu dynamique de forces opposées qui appelées à composer un tout harmonieux – c’est l’interprétation qu’en fait Zhao Tingyang : « le concept de Tianxia pose comme ­hypothèse qu’il existe nécessairement des méthodes qui permettraient d’incorporer n’importe quel Autre dans l’ordre de la coexistence et que même si un tel Autre refusait catégoriquement d’entrer dans le système Tianxia, il existerait nécessairement un mode de coexistence qui préserverait la tranquillité » (interview du Monde). Sans doute ces notions ne sont-elles pas absentes de la philosophie européenne, dans la tradition d’Héraclite notamment, dont le phylum se retrouve diversement chez de nombreux philosophes, comme Gaston Bachelard (la philosophie du non) ou Howard Kainz (Paradox, Dialectic, and System: A Reconstruction of the Hegelian Problematic, 1988) et surtout Jean-Jacques Wunenburger (La raison contradictoire, 1990), qui retrace l’histoire de ces conceptions en Occident. Certes, on retrouve plus volontiers ces conceptions en termes d’équations énergétiques chez de nombreux physiciens, philosophes des sciences et autres logiciens par déduction mathématique, logique ou simplement intuitive de la structuration non aristotélicienne, et singulièrement contradictorielle, des phénomènes naturels. Les hypothèses d’univers contradictoriels (entropique/néguentropique) formulées par Stephen Hawkins (2016, 93-95), qui déduit de l’absorption de la matière dans les trous noirs l’hypothèse que ceux-ci pourraient constituer des singularités non pas comme points infiniment denses (infini ne veut rien dire, pas plus que l’instant zéro, lourd des mythes unilinéaires que nous connaissons bien, et qui n’a rien à voir avec le point zéro des mathématiciens), mais comme singularités en forme d’anneaux, d’où la possibilité d’un passage vers d’autres univers, la théorie des (super)cordes, etc.

        De son côté, l’institution éminemment humaine du langage fit plus tard l’objet de recherches analogues portant sur les logiques sous-jacentes aux systèmes linguistiques et à leur dynamique, de Benjamin Lee Whorf, anthropologue avant d’être linguiste, à Catherine Kerbrat-Orecchioni qui repère ce « double mouvement contradictoire », sur base de la conversation ordinaire, ou Antoine Culioli en logique pragmatique, en passant par Roman Jakobson, voire Ferdinand de Saussure (hors vulgate)avant lui, curieux des conceptions védiques où il retrouvait la conception du tiers, la notion de vacuité ou la tripartition du nidra (Manuscrits de Harvard, 1972 à 1907).
        Comme on peut le voir, la notion de tianxia est liée à un complexe de concepts tels que barbare, civilisation, loi et droit. L’équivalent du barbare (mais attention, comme le remarque Roger-Pol Droit (2004), les barbares sont volontiers considérés dans la Grèce ancienne comme habités par une puissance et une profondeur supérieures à celles de la philosophie grecque et détenteurs d’une vérité première qui puiserait à la source du monde. On cite à cet égard les philosophes qui accompagnent Alexandre dans ses conquêtes et n’hésitent pas à qualifier les gymnosophistes sanskrits de philosophes ( je dis « sanskrit » car, comme le note Michel Angot dans « Mots et valeurs de la civilisation indienne », Clio, 2010, l’Inde n’existait pas en tant que réalité politique et « sanskrit » désigne une aire culturelle qui déborde largement l’Inde actuelle). Ibn Khaldoûn (1332-1406) replace les questions de la violence et de la paix dans le cadre de l’opposition entre le centre urbanisé et pacifique de l’empire et ses marges violentes, qui elles aussi étaient assimilées aux « barbares ». En Chine, Tchouang tseu (Zhuangzi), nous dit : « [La principauté de Yen] est entourée par la mer Po et bordée par le mont Tch’ang qui en forment la protection naturelle; elle est enveloppée sur ses quatre côtés par les barbares » (Billeter 2000). Dans la même veine, si les relations prolongées de la Chine et du Vietnam produisirent une remarquable affinité, les Chinois considéraient les aspects distinctifs des deux cultures comme révélateurs de l’arriération des Vietnamiens, tandis que ceux-ci y voyaient au contraire la marque de leur identité.
        Cette dernière notion exclut d’autre part la notion d’universel, dans la mesure notamment où les stratégies « coloniales » de l’histoire impériale de la Chine (comme celle de la Russie ou de la Turquie) ont transposé les principes identitaires aux sphères territoriale, politique, ethnique ou culturelle. La résistance à l’assimilation Han de régions comme le Tibet ou la région autonome ouïgoure du Xinjiang s’appuie sur une loi antiterroriste instrumentalisée afin de servir une stratégie essentiellement coloniale de la part de l’Etat chinois (Uyghur Human Rights Project, Legitimizing Repression: China’s “War on Terror” Under Xi Jinping and State Policy in East Turkestan, mars 2015). La conscience identitaire s’étend par ailleurs à la diapora chinoise par une référence symbolique dérivée de l’appartenance ancienne à la communauté, fonction du jus sanguinis limité au père. En cas de mariage mixte, sera Chinois celui qui n’aura qu’un quart de sang chinois si le père est Chinois, alors que si son sang chinois lui vient entièrement de sa mère, il ne sera pas considéré comme Chinois (Philippe Ricaud 2004). L’identité chinoise est une notion indépendante de la nationalité, du territoire ou du lieu de naissance. Le fait diasporique n’est pas non plus lié à la territorialité, ni même à la culture puisque le ius sanguinis n’implique pas que le sujet parle chinois ou soit de culture chinoise, mais noue un lien symbolique avec les mythes fondateurs, selon l’ancienne conception confucéenne.
        Enfin, les gouvernements actuels de la Chine reviennent à une conception différentialiste qui exclut l’universel. Les Occidentaux avaient eux-mêmes réclamé l’exclusivité de la philosophie, sinon de la « pensée », en refoulant notamment, comme le fit Hegel au XIXe siècle, l’Inde ou la Chine dans le seul champ de la religion, alors qu’il considérait lui-même le christianisme comme l’aboutissement suprême de la philosophie. L’essor économique de la Chine n’incite pas non plus les universitaires chinois à renoncer aux principes de l’idéologie confucéenne, désormais rebaptisée « néoconfucianisme » en défense et illustration de l’idéologie culturaliste des valeurs dites « asiatiques » dans les années 1970. L’autoritarisme de Xi Jinping confirme cette récupération du confucianisme en en retenant les valeurs hiérarchiques, le respect des aînés, la piété filiale et l’ordre social imposé du haut, pour définir une conception culturelle des valeurs opposable à l’universalité des droits de l’homme et aux institutions démocratiques au nom de l’identité nationale (Anne Cheng 2007).
        Le tianxia se trouve dès lors fortement réduit, sauf à considérer qu’il fonde une nouvelle universalité sur le socle de l’identité communautaire, de l’histoire impériale, des mythes fondateurs pour gommer la pluralité des origines tout en occultant la fragilité des empires, l’impermanence de l’Etat dans l’histoire et l’évanescence de l’imaginaire national. On a vu récemment les éditions de Cambridge priées par le gouvernement chinois de censurer toutes publications par trop critiques (massacre de Tiananmen de 1989, catastrophe de la Révolution culturelle, défense de la démocratie à Hong-Kong, tensions ethniques ouïghoure et tibétaine, etc.) et la destruction de certaines archives répondre au programme de reconstruction du confucianisme, contre les notions de droit individuel et d’Etat de droit chers à l’Occident démocratique, pour leur opposer le légisme revu et corrigé de Han Fei (280-233 a.c.n.) (Le China Quarterly dut faire marche arrière deux jours plus tard et republier les articles « du fait de l’énorme pression de la communauté scientifique internationale et de la revue, qui n’avait pas donné son accord pour le blocage de ces publications » selon le rédacteur en chef de cette revue, cité par Le Monde du 23 août 2017).
        La puissance économique est dès lors la bienvenue dans la perspective d’une gouvernance mondiale à la chinoise, laquelle permettra un récit national intégrant le rôle du Parti communiste et de l’Armée populaire tout en rejetant dans l’oubli collectif des épisodes tels que le Grand Bond en avant ou la Révolution culturelle. La censure imposée – mais consentante – des acteurs censés être mondialisés, comme Bloomberg, Facebook et d’autres en est l’un des effets logiques, qui permet aux autorités d’affirmer une vision de la société et de l’histoire portée au niveau mondial.
        Bref, le champ est vaste et s’ouvre devant nous, arrêtons-nous pour ne pas nous ennivrer.

        Autres références
        ‘Chinese tradition in International Relations’, special issue, The Chinese Journal of Political Science 17: 2, 2012
        Fairbank John et Goldman Merle, Histoire de la Chine, Thalandier, 2013
        Francis Fukuyama, the Origins of Political order. From Prehuman Times to the French Revolution, London: Profile Books, 2011
        François Jullien, Le détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, 1995
        Glenn Patrick, Legal Traditions of the World, 2nd ed., OUP, Oxford, 2004
        Halbfass Wilhelm, India and Europe: an Essay in Understanding, State University of New York Press, 1988
        Ji Zhe, « Tianxia, retour en force d’un concept oublié. Portrait des nouveaux penseurs confucianistes », Idées.fr, http://www.laviedesidees.fr/Tianxia-retour-en-force-d-un.html, 3 décembre 2008
        Martin Wight, “De systematibus civitatum”, in Martin Wight, Systems of states, ed. and intr. Hedley Bull, Leicester University Press, Leicester, 1977
        Pierre Singaravélou, Tianjin Cosmopolis. Une histoire de la mondialisation en 1900, Le Seuil, 2017
        Wunenburger Jean-Jacques, Imaginaires du politique, Ellipses, 2001
        Yongjin Zhang, “The idea of order in ancient Chinese political thought: a Wightian exploration”, International Affairs, 1, 2014

        #5650
        Paul
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          Paul

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