Cafephilos › Forums › Les cafés philo › Les sujets du café philo d’Annemasse › Peut-on évoluer sans connaître son histoire (l’Histoire ?) ? (Raymond Aron) sujet du 02.02.2015 + un compte-rendu
- Ce sujet contient 4 réponses, 2 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par Paul, le il y a 10 années et 2 mois.
-
AuteurMessages
-
28 janvier 2015 à 18h35 #5179« Peut-on évoluer sans connaître son histoire (l’Histoire) ? »
« Chaque collectivité a une conscience historique, je veux dire une idée de ce que signifient pour elle humanité, civilisation, nation, le passé et l’avenir, les changements auxquels sont soumises à travers le temps les oeuvres et les cités. En ce sens large et vague, Grecs, Chinois, Indiens, qui ne croyaient pas au progrès et ne se souciaient pas d’élaborer une connaissance scientifique du passé, avaient une certaine conscience de l’histoire, mais celle ci différait radicalement de la conscience historique des Européens du XIX° et du XX° siècles. La conscience historique au sens étroit et fort de l’expression, comporte, me semble-t-il, trois éléments spécifiques:
1) la conscience d’une dialectique entre tradition et liberté,
2) l’effort pour saisir la réalité ou la vérité du passé,
3) le sentiment que la suite des organisations sociales et des créations humaines à travers le temps n’est pas quelconque ou indifférente, qu’elle concerne l’homme en ce qu’il a d’essentiel. »
Raymond Aron (1905 – 1983). Dimension de la conscience historique- 1961Question générale :
Un groupe, une société, une civilisation peuvent-ils évoluer sans questionner leur histoire ?Procédure pour le débat :
– Comment comprenons-nous le texte ci-dessus ?
– Quelles questions vous suggère-t-il ?
– Débat autour de la question générale et des questions proposésQuelques citations de Raymond Aron :
« l’histoire est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire, mais qui ne sait pas l’histoire qu’elle fait. »« L’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle. »
« Le problème unique est de savoir s’il est donné à l’homme de découvrir la vérité de lui-même aussi longtemps que l’histoire dure encore. »
Ressources :
– Actualité philosophique de Raymond Aron (Adèle Van Reeth)
– Le fanatisme, la prudence et la foi (un article de Raymond Aron)
– Résumé de « L’opium des intellectuels » (Raymond Aron) sur catallaxia
– Article sur Aron et sa philosophie de l’histoire (Dans Lire de de l’Express)
– Raymon Aron par Enthoven (Sur le blog de France Culture)Définition de « dialectique » : Méthode de raisonnement qui consiste à analyser la réalité en mettant en évidence les contradictions de celle-ci et à chercher à les dépasser. Dictionnaire Larousse
– Dialectique : Autre article sur « dialectique », voir le site Toupie ici.__________________________
Le café philo d’Annemasse est ici9 février 2015 à 14h51 #5184Compte-rendu du débatHistoire, étymologie : Du grec « historia » enquête, le mot se rattache également à la famille de « eidnai » savoir. C’est la connaissance acquise à la suite d’une enquête.
Questions que le thème a suggéré en début de débat :
– Qu’est-ce que « évoluer » ?
– Comment s’acquiert une conscience historique ?
– Quels rapports entre mémoire et conscience historique ?
– La notoriété d’une nation, d’une tribu ou d’un groupe est-t-elle fonction de son « historicité » (récit et ancienneté de son histoire) ?
– Qu’est-ce qu’une conscience scientifique du passé ?
Restitution de quelques problématiquesQu’est-ce qu’une conscience scientifique du passé ?
– Construire une connaissance scientifique du passé c’est :
> s’appuyer sur des sources : une archéologie, des archives (Il faut donc qu’il y ait des chercheurs formés et des crédits alloués dans ce but).
> bénéficier d’une facilité d’accès aux sources, avoir la possibilité de les questionner, de les compléter
> pouvoir élaborer diverses hypothèses concernant les faits, c’est pouvoir comparer les sources, et confronter les interprétations dans une dialectique (mise en évidence des raisonnements qui en expliquent les désaccords.)
En somme, l’étude de l’histoire doit rendre compte d’une liberté d’une pensée, d’un regard critique, et d’une réelle indépendance des chercheurs.L’histoire, une science comparable à toute autre science ?
Le terme « science » pose la question de la vérité des faits, mais dans le cadre de l’Histoire, il s’agit de tenir compte de la subjectivité des chercheurs, tout en s’employant à mettre en œuvre des méthodes scientifiques. La subjectivité des chercheurs peut être mise à distance en croisant la diversité de sources, en étudiant la teneur des arguments des thèses qui s’opposent, en adoptant différents angles de vue, notamment en découvrant l’histoire racontée par ceux qui l’on vécue. A titre de comparaison, les régimes totalitaires ou autoritaristes (Chine) prétendent écrire l’histoire scientifiquement, mais n’en présentent que la version dite « officielle ». Les pays en développant, de leur côté, peuvent manquer de moyens pour étudier leur Histoire. Par ailleurs, l’attachement aux mythes, aux traditions, aux systèmes en place peut exercer une pression telle qu’il inhibe toute aspiration à une recherche de la vérité.
Mythe et Histoire
Dans les faits, toute construction d’un récit part d’un mythe originel. Les textes sacrés, les textes fondateurs d’une nation ont une valeur en tant qu’indices historiques, mais ils ne relatent pas la vérité des faits. Aujourd’hui, on sait, par exemple, que les Gaulois étaient riches d’une culture, et qu’ils n’étaient pas les barbares illettrés qu’avait dépeints Jules César. L’histoire écrite est souvent biaisée par le discours des vainqueurs.
On observe un conflit entre le besoin de recourir au mythe, et le désir de rechercher la vérité. La France a eu besoin de construire son histoire avec Jeanne d’Arc, les Suisses avec Guillaume Tell, les Juifs avec Moïse… : les Peuples se projettent dans l’avenir en fonction de l’image qu’ils se font de leur passé. Plus ce dernier est « glorieux », et plus les peuples en sont fiers. Les historiens, les intellectuels, les gouvernements sont alors tentés de participer au maintien de leurs mythes. En dépit de l’apport de nouvelles connaissances (de l’augmentation du nombre de chercheurs, de la multiplication des sources, de la qualité de la recherche…), l’histoire tend à être hagiographique (biographie élogieuse).Malaise avec l’Histoire
On constate parfois une auto censure de la part des historiens. Citons deux exemples : on ne s’est intéressé que très tardivement aux violes commis par des soldats américains lors de la libération de la France en 1944 et, lors d’exercices de préparation au débarquement de Normandie, nombre d’Américains ont été tués à cause d’erreurs de commandement. Les familles ont néanmoins été informées que les leurs étaient tombés en héros au champ d’honneur. On pèche ainsi par omission, par décence, mais aussi par « raison d’Etat ». Il faut du temps pour ne plus se sentir affligé, humilié, par l’histoire collective, ancienne ou récente. Il faut retrouver une certaine assurance en tant que citoyen pour ne plus se sentir «vulnérable » en raison d’actes commis dans le passé. L’Histoire, pour rester fidèle à une démarche scientifique, doit poursuivre sa recherche, et ne pas écarter les aspects psycho-sociologiques des êtres humains qui la font ?
Tirons-nous des leçons de l’Histoire ?
L’Histoire sert-elle à quelque chose ? Le débat sur la capacité des peuples à tirer des leçons de leur « Histoire » donne souvent lieu à des arguments qui s’opposent de façon stérile, exemple :
– Les Etats d’Europe ne se font plus la guerre contre la guerre est sur le point d’éclater en Ukraine ;
– la connaissance de la Shoa n’a pas empêché le génocide rwandais contre la création d’un Tribunal Penal International permanent qui permet de juger des coupables de crimes contre l’humanité…
Pour les uns, l’homme n’apprend rien de l’histoire, et commettra toujours autant d’atrocités, tandis que pour les autres, la violence dans le monde est malgré tout en diminution, ce que confirment d’ailleurs les données chiffrées des enquêtes qui sont conduites depuis plusieurs décennies.
On peut se demander si l’opposition de ces arguments ne relève pas du conflit classique entre l’optimiste et le pessimiste ? Une autre question se pose : la capacité à apprendre de son passé, comme du moment présent, ne relève-t-elle pas d’un effort de lucidité et d’un désir de vérité que l’on place comme valeur première dans le champ des préoccupations humaines ?Comparaison n’est pas raison
La comparaison des exemples ci-dessus n’est pas pertinente. Par exemple, le conflit en Ukraine est une guerre civile, elle n’est pas une guerre entre deux nations, la massacre des Juifs était sous-tendu par une idéologie raciste, tandis que les actes antisémites d’aujourd’hui relèvent dans leur majorité d’une réaction communautaire. En somme, les actes ont des similitudes, mais ils ne sont pas portés par les mêmes motifs, ils n’ont pas la même ampleur. Ils seront donc analysés différemment.
Même si l’être humain ne change guère en tant qu’individu (il est un animal), il n’en demeure pas moins que les sociétés, les collectivités évoluent : l’éducation se généralise dans le monde, l’ONU permet malgré tout une concertation entre les nations, la peine de mort recule…. En somme les interactions entre les êtres humains évoluent par l’éducation, les lois et l’éthique des sociétés qui prennent de mieux en mieux en compte le fait que l’être humain est une personne sensible, et capable d’une intelligence performante.L’inhumain nous questionne
Il reste que les comportements qualifiés d’inhumains choquent et interpellent tout un chacun. Cela pose la question de l’éducation, de la transmission de l’Histoire. L’enseignement de l’Histoire doit être accompagné d’une formation du sens critique, qui évitera d’attribuer à un événement une cause unique, ou un seul fil conducteur (par exemple, la lutte des classes). L’Histoire ne se réduit pas non plus à une juxtaposition de faits et d’événements. Selon Raymond Aron, il faut expliquer l’enchevêtrement des ensembles et des relations, et se saisir de l’intention et du sens des actions humaines. Contre la «sociologie positiviste» héritée de Durkheim (la société fait l’homme), Raymond Aron prend ainsi le parti de la « sociologie compréhensive » de Max Weber : l’Histoire, la société se réalise en fonction de typologies de pensées qui animent les êtres humains. Il faut comprendre la pensée de l’être humain pour comprendre ce qu’il fait et devient, c’est l’homme qui fait la société.
A l’instar de l’écolier, de l’étudiant, tout citoyen, à fortiori, tout politicien devrait avoir une connaissance de l’histoire, des enjeux qui se trament dans la complexité des relations qui se jouent, dans la place que « autrui » veut prendre, dans le rôle qu’il se donne par rapport à lui-même, et par rapport à la scène du « monde ».
Connaître l’Histoire à partir du point de vue de l’autre
« Lorsque j’ai étudié les Croisades en classe, il n’était question que du point de vue des Occidentaux. » L’histoire des Croisades vues par les Arabes a mis beaucoup de temps à entrer dans l’enseignement. Se donner des éléments de comparaison, échapper au regard ethnocentrique permet plus sûrement de ne pas se faire manipuler. Actuellement l’enseignement de l’Histoire ne se borne plus à une vision unilatérale d’un événement. Une connaissance de l’Histoire qui s’enrichit du regard de l’Autre permet d’acquérir une plus grande lucidité sur l’Homme et son Histoire.11 février 2015 à 17h23 #5186L’homme évolue-t-il ?Même si l’être humain ne change guère en tant qu’individu (il est un animal), il n’en demeure pas moins que les sociétés, les collectivités évoluent : l’éducation se généralise dans le monde, l’ONU permet malgré tout une concertation entre les nations, la peine de mort recule…. En somme les interactions entre les êtres humains évoluent par l’éducation, les lois et l’éthique des sociétés qui prennent de mieux en mieux en compte le fait que l’être humain est une personne sensible, et capable d’une intelligence performante.[/quote ]
La question de savoir si l’homme évolue au cours des âges peut trouver une analogie avec la physique : L’eau, qu’elle soit sous forme de liquide, de glace ou de vapeur est toujours de la même composition : H2o.En fait, seule la relation entre les molécules d’eau est modifiée : selon qu’elle est plus ou moins lâche, cohérente ou chaotique, cette relation donne à l’eau ses différents états.
De même, l’être humain reste le même depuis l’origine des temps, mais il fait évoluer les relations qu’il entretient avec ses pairs par les réflexions qu’il conduit sur lui-même, sur l’éthique, sur l’éducation, sur les lois, … réflexions qui, en retour, modifient les perspectives qu’il se donne pour son devenir, pour son cadre de vie, pour vivre en société.12 février 2015 à 12h30 #5187Pris dans la bagarre de notre débat, on a un peu éludé la question : qu’est-ce que « évoluer » ?
Évoluer, par exemple, c’est :
– Sur le plan de sa santé physique : savoir préserver sa santé, voire l’améliorer quant à ses performances respiratoires, cardiaques…
– Sur le plan de son intelligence, c’est augmenter sa capacité à comprendre le monde, son fonctionnement, c’est découvrir le travail des auteurs et des chercheurs. C’est mieux organiser sa façon de penser, c’est approfondir ses raisonnements, c’est élargir son horizon…
– Sur le plan de l’éthique, c’est découvrir des règles de vie qui soient épanouissantes pour tous…
– Sur le plan du travail, c’est limiter la part de pénibilité et augmenter celle du plaisir, du plaisir de créer en particulier…
– Sur le plan d’une société, c’est réduire la part de violence et augmenter le niveau de santé et d’éducation des populations….
– Sur le plan de sa vie, c’est se demander ce qu’on y ajoute pour la rendre meilleure pour soi, et pour autrui….Sujet corrélé :
– Dans un monde fini, de quoi notre bonheur peut-il être fait ?19 février 2015 à 3h54 #5192Voilà un thème complexe, qui se ramifie en tant d’autres questions. Avant même de l’aborder, la question de l’histoire renvoie à un présupposé, soit :
– notre conception (occidentale au sens large) de l’histoire est orientée dans le temps, ce qui implique bien sûr une transformation (présupposée elle aussi) des sociétés et des individus, mais surtout son orientation vers une fin, ultime ou provisoire. Ce qui implique aussi l’idée de progrès, d’évolution, de développement, etc. On aperçoit ici la forte imprégnation des mythes qui sous-tendent les monothéismes, entre une origine (point zéro de la création) et une fin (point oméga). La science, pour ne prendre qu’elle, n’y échappe pas : les physiciens postulent volontiers que le big bang, qu’ils décrivent scientifiquement, succède au point zéro, qu’ils postulent gratuitement, ou pire, à “rien”, une hypothèse sans fondement scientifique qui viole allègrement le principe du caractère falsifiable des hypothèses scientifiques. La science physique présentée de la sorte retombe dans une forme de foi en un état qui ne peut être exploré car il n’est même pas inconnu ou non décrit (le “néant”). Elle commet par ailleurs une faute de logique assez grossière, qui veut que de “rien” surgisse le réel. On peut trouver certes une explication, mais qui aggrave son cas : le zéro est admis en mathématique (tout comme les nombres négatifs et autres représentations ou “artifices de calcul »), alors que le néant (zéro) ne correspond à rien en physique. On tombe décidément dans la psychanalyse.
– je disais “notre” conception car d’autres conceptions existent, qui ne sont pas représentables par une flèche unidirectionnelle mais par un cercle, une spirale, etc. On y retrouvera les mythes de l’auto-création permanente ou de l’éternel retour, l’absence d’un Dieu créateur tout puissant, ou une présence si écrasante que l’histoire est d’emblée prophétique, entre création et révélation ultime. Le calcul du temps, s’il existe, y prend un autre sens, ou est négligé, comme chez les Indiens. Remarquons que ceci n’exclut ni l’autonomie de la philosophie (qui n’est d’ailleurs pas garantie en Occident), ni la quête scientifique, ni le “progrès” techno-scientifique. Ainsi, la Chine a devancé l’Occident dans ces derniers domaines (la possibilité qu’elle le devance à nouveau ne vaut pas ici, dans la mesure où elle aura emprunté la vision du monde occidentale).
En conclusion, c’est la notion même d’histoire qui fait question, en tout cas son interprétation et sa représentation. La généalogie du terme grec ne nous sauve pas : la notion est elle-même plurielle.
-
AuteurMessages
- Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.