Cafephilos Forums Les cafés philo Les sujets du café philo d’Annemasse Qu’est-il juste de faire ? L’US Navy et les éleveurs de chèvres. Un sujet pour le lundi 22.08.2016 + un bref compte-rendu + 2 schémas

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
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  • #5374
    René
    Maître des clés

      Qu’est-il juste de faire ?
      Questions philosophiques tirées d’une histoire vraie

      En juin 2005, une équipe des forces spéciales composée du quartier-maître Marcus Luttrell et de trois marines de l’US Navy entreprit une mission secrète de reconnaissance en Afghanistan, aux abords de la frontière pakistanaise. Il devait localiser un haut dirigeant taliban, proche d’Oussama Ben Laden. Selon les services secrets, leur cible, qui était à la tête d’un groupe de 140 à 150 combattants lourdement armés, s’était réfugiée dans un village reculé d’une région montagneuse.
      L’unité prit position sur une crête surplombant le village. C’est alors qu’elle se retrouva face à deux éleveurs afghans menant une centaine de chèvres. Les chevriers étaient accompagnés d’un garçon de quatorze ans. Aucun n’était armé. Les soldats pointèrent sur eux leurs fusils, les firent asseoir sur le sol, et se mirent à délibérer sur leurs sorts.

      D’un côté, les éleveurs de chèvres avaient tout l’air de paisibles civils, ils n’étaient peut-être pas sympathisants de la cause talibane. De l’autre les laisser filer exposait les soldats américains au risque qu’ils informent l’ennemi de leur présence. Il fallait les tuer ou les laisser partir car les soldats n’avaient pas les moyens de les faire prisonniers, ni de trouver une autre planque.

      Qu’est-il juste de faire ?

      Selon l’un des marines, la décision militaire est évidente. Ils se trouvent à l’intérieur des lignes ennemies, en mission secrète, et tout ce qui peut être fait pour sauver la mission et leur vie doit être fait.
      Le quartier-maître était partagé. Il ne pouvait se résoudre à tuer de sang-froid des éleveurs de chèvre sans armes. Son vote fit pencher la balance en faveur de la libération des Afghans, un de ses camarades ayant choisi de s’abstenir.

      Ils libérèrent les éleveurs. Environ une heure et demie après, les quatre soldats se retrouvèrent encerclés par 80 à 100 combattants talibans. Dans le féroce combat qui s’ensuivit, les trois camarades de Luttrell trouvèrent la mort. Les talibans abattirent un hélicoptère américain venu les secourir. 16 hommes étaient à bord, aucun ne survécut. Lurttrell, sévèrement blessé, parvint à survivre, et en rampant sur près de dix kilomètres, il trouva refuge dans un village pashtoune.

      Rétrospectivement, dans un livre, Luttrell condamna son vote en faveur de la libération des éleveurs de chèvres : « C’était la décision la plus stupide, la plus imbécile, la plus crétine que je n’aie jamais prise de ma vie. « Je devais avoir perdu la tête. Je savais que mon vote pouvait signer notre arrêt de mort à tous (…) c’est ainsi que je vois les choses aujourd’hui. Mon choix me hantera jusqu’à la tombe où l’on m’ensevelira quelque part au Texas. »
      Extrait tiré du livre de Michaël Sandel. Justice.

      Questions
      – Peut-on vivre sans regret ?
      – Qu’est-il juste de faire ?
      – Comment vivre en commettant des actes que l’on ne peut se pardonner ?

      Et vous, quelles questions vous suggèrent ce dramatique épisode de guerre ?

      C’est en partie en raison de l’incertitude qui planait sur les conséquences de la libération des Afghans qui a rendu le choix si difficile à surmonter.

      Dans une autre version d’un scénario hypothétique, supposons que Luttrell et ses camarades aient appris, plus tard après la mission, que les éleveurs ne leur voulaient aucun mal, et que les marines les ait sacrifiés pour la mission. Comment ce choix aurait-il pesé sur leur conscience ?
      A l’aune de quelles valeurs, de quels principes prenons-nous nos décisions ?

      Ressources
      Le comportement éthique est-il mesurable ? Réflexion autour des dilemmes. Loubna Tahssain-Gay et Benoît Cherre. Article de Cairn info.
      Que faut-il faire ? Le dilemme moral + schéma de valeurs.
      Parlons de morale. La chronique de Xavier de la Porte. Durée 3mn. France Culture
      La morale du robot. Une chronique de Xavier de la Porte. Durée 3mn. France Culture
      Morale et anthropologie. Samuel Lézé, invité de Monique Canto-Sperber. France Culture
      Qui doit vivre quand tout le monde ne le peut ? Frédérique Leichter-Flack, invitée de Caroline Broué. France Culture
      Les cours vidéos de Michaël Sandel sur la justice (in English) Harvard University.

      #5376
      René
      Maître des clés
        Bref compte-rendu, et post réflexion

        Ambiance
        – Environ 25 personnes étaient présentes.
        – La plupart a pris la parole.
        – Mais il y a eu des raisonnements « étranges » (impossibles à comprendre sur le plan de la raison, et qui nous auraient trop éloignés du thème de notre débat s’il avait fallu les questionner. Voir plus bas).
        – Par ailleurs, nombre de participants restaient incrédules : qu’un soldait aient pu se comporter de cette manière, commettre une telle « bavure »(sic) ne leur semblait pas possible. (Voir ici une interview du soldat en question s’il fallait se convaincre de l’authenticité de son récit. It’s in English – 8mn)

        Quelques remarques

        – Sur le plan philosophique, et par rapport à ce soldat, nous pouvions aborder le problème posé sous l’angle de l’éthique de conviction versus éthique de responsabilité (Max Weber). Dans notre exemple, le soldat est pris dans cette contradiction : d’une part, ne pas tuer gratuitement des civils innocents (éthique de conviction), et qui potentiellement peuvent être des alliés. D’autre part, assurer le succès de la mission, ne prendre aucun risque (éthique de responsabilité). (L’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité sont évoquées plus précisément dans un autre sujet accessible en cliquant ici)

        2) Le principe d’une justice utilitariste vs justice néo-idéaliste pouvait être évoqué également (elle se rapproche du point de vue de Michaël Sandel). Cette dernière se propose de viser des principes universels tout en intégrant les particularismes, la sensibilité de tous (un universel inclusif en quelque sorte).
        Dans le premier cas (justice utilitariste), il s’agit d’établir un calcul d’intérêts qui vise à prendre en compte le bonheur le plus grand du plus grand nombre de personnes (Jeremy Bentham). Or la situation du soldat américain pose problème : faut-il considérer le bonheur des seuls soldats américains, ou celui des seuls bergers Afghans ?
        Dans l’optique d’une justice « idéale », le calcul d’intérêt du bonheur le plus grand doit être pondéré par le fait de ne nuire à personne (notamment en le combinant à un critère anthropologique universel). Par exemple, le critère d’égalité : un soldat américain, sur le plan humain, vaut un berger Afghan. De ce point de vue, personne n’est en droit de nuire à quiconque sur la seule base de sa différence, et à fortiori, sur la base d’un soupçon.

        Un raisonnement étrange

        – Une participante a estimé que « Dieu » avait rendu justice au soldat Luttrell (le surivant) car ce dernier avait été sauvé.
        – Reformulation du modérateur : le choix de ce soldat a coûté la vie à de ses 3 camarades ainsi qu’à celle des 17 membres d’équipages venus les secourir en hélicoptère, et vous pensez que « Dieu » lui a rendu justice en l’épargnant ?
        – Oui.
        – Cela demande de se pencher sur les critères de justice de « Dieu », peut-être reprendrons-nous cette question dans une prochaine thématique.
        > Une question se pose néanmoins, si la justice de Dieu n’est pas accessible à l’entendement humain, peut-on spéculer librement à son propos sans se perdre dans d’infinies suppositions ?
        > Quelles règles de pensée peut-on se donner lorsqu’on partage des idées sur ce qui ne se démontre pas ?

        Une approche individuelle et psychosociologique informelle
        Selon cette approche, nous pouvons questionner la source de nos valeurs selon un premier registre d’influences :
        Quels penchants j’incline à suivre devant un choix ? Lire le schéma ci-dessous depuis le bas de la pyramide (Cliquer ici si l’image n’est pas nette).

        —————————————

        Le schéma ci-dessous peut nous permettre de repérer un cadre de valeurs dans lequel on se situe. (Cliquer ici si l’image n’est pas nette)

        Concrètement, un choix qui fait appel à une «valeur» est proche des valeurs adjacentes, mais elle est opposée à celles qui sont en face.
        Lors d’un dilemme moral, il suffit d’opposer une valeur aux deux/trois qui sont en face, et de décider en pleine conscience la valeur vers laquelle on veut tendre. Ensuite, il faut encore trouver la solution opérationnelle qui sera en accord avec ses choix.
        Par exemple : renvoyer un élève car il a contrevenu au règlement.
        Valeurs liées éventuellement à la tradition, à la sécurité ou au pouvoir, que l’on choisira d’opposer aux valeurs :
        – de stimulation (essayer une autre approche),
        – à l’autonomie (personnaliser la relation que l’on a avec l’élève),
        – à l’universalisme (connaître les conditions d’apprentissage du cerveau, les principes de la motivation, le besoin de reconnaissance dans le développement des enfants/ado…)
        Enfin, il s’agit encore de trouver le mode d’action correspondant à nos valeurs. Par exemple, dans notre cas, chercher à savoir précisément ce qui s’est passé pour cet élève, l’inviter à réfléchir à d’autres modes d’action, établir notamment un contrat « réalisable » avec lui, veiller à ce que l’élève soit suivi/soutenu, accompagné dans sa démarche.

        Pour conclure, le meilleur choix que l’on peut formuler est celui qui renforce le sentiment de notre dignité intérieure, celui qui nourrit un profond plaisir d’exister, en même temps et que des relations vécues comme gratifiantes, autant pour autrui que pour soi-même.

        Sujet corrélé :
        Comment prenons-nous nos décisions ? (Compte-rendu + schéma)

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