Cafephilos › Forums › Les cafés philo › Les sujets du café philo d’Annemasse › Sommes-nous esclaves du monde, et des logiques qui le dominent, ainsi que des dominants ? Hegel. Sujet pour lundi 03.06.2019
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30 mai 2019 à 16h04 #5764Sommes-nous esclaves du monde, des logiques qui le dominent, ainsi que des dominants ?
Dans un monde de droits (chaque pays a sa justice et le commerce international a son droit), il n’est pas malgré tout saugrenu de se sentir « esclave » du monde en raison des pressions qui s’y exercent (l’injonction à vivre intensément, à être dans la course du progrès, à ne pas décrocher d’une socialisation toujours précaire ; le tout associé à la compétition à l’école, au travail, sur les marchés financiers ou de l’emploi, ….) Bref, l’occasion de revoir la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. De quelle manière cette allégorie décrit-elle notre rapport au monde aujourd’hui ?
Mise en contexte de la proposition pour notre débat :
– Nous sentons-nous, sinon esclaves du monde, asservis par les pressions qui s’y exercent ?
– A supposer que nous nous dégageons des pressions exercées, par une sorte de quant-à-soi préservé dans son monde ou par ses méditations, les pressions exercées, disais-je, sur le monde autour de nous (le monde de la Silicone Valley, la logique des marchés, la pression démographique, les limites de l’environnement, les contraintes bio-écologiques desquelles nous dépendrions…) façonnent-ils le monde de telle sorte que seuls les dominants s’en sortent et s’en sortiront toujours ?
– En bref, sommes-nous esclaves (liberté contrainte par des dominations non choisies) et le resterons-nous toujours ?
> Ce n’est pas ce que dirait Hegel, mais nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec lui.Proposition pour le débat :
– Réagissons par rapport au contexte général proposé et par rapport au texte d’Hegel.
– Dans un second temps, selon la progression de nos argumentations, traçons des liens avec la philosophie même d’Hegel.Texte d’Hegel
Deux personnes (« deux consciences »dit Hegel) s’affrontent dans une lutte de pur prestige. Chacun cherche la reconnaissance, c’est-à-dire veut que l’autre s’incline devant lui, admette sa valeur, renonce à la contester. Le combattant qui a été jusqu’au bout de son désir, sans faiblir devant la peur de la mort, devient le « maître » de celui qui n’a pas su faire la même preuve de sa liberté. Mais du coup, le maître est doublement lié à son esclave ; par le désir de se faire durablement reconnaître comme libre, et par la nécessité d’interposer, entre lui et le monde, son serviteur dont le travail lui assure les moyens de se maintenir au-dessus des contingences de la vie. (Explication courante donnée par les professeurs de philosophie, notamment sur le Webpédagogique, d’où est tiré ce texte, voir ici)Extrait du texte d’Hegel
« Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est : 1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-pour-soi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’eclave, qui l’élabore.
G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1806-1807), t.1, trad. J.
Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, pp. 161-162.Notes:
– Etre pour soi: être conscient de soi.
– Choséité: réalité des choses non conscientes, le monde des choses, telles qu’elles nous apparaissent en première perception.
– Médiation: élément intermédiaire
– Etre synthétisé : etre dépassé et englobé, acquérir ainsi une réalité objective, reconnue.Aide à la compréhension de la pensée d’Hegel
– La vie, la totalité de la vie (de la nature, des êtres) est une lutte pour la reconnaissance (la conscience de soi libre, et qui est conscience de sa liberté). Il y aurait ainsi des degrés de conscience :
1° La conscience « naturelle », qui est pur instinct de survie (l’en soi ou l’esclave dans le texte).
2° la conscience pour soi, qui est la conscience de sa fin en tant que personne, mais laquelle relève le défi et met sa vie en jeu (le maître).
3° la conscience de soi pour un autre, qui est le fait que l’on prend conscience de soi que par autrui qui se pose, s’impose, exerce sa présence sur soi. C’est le fait de s’imposer à autrui ou qu’il s’impose à soi. C’est une illustration, selon Hegel, de la dialectique de la vie directement mise en oeuvre par nos vies mêmes. Nous ne gagnons notre liberté qu’en la mettant en jeu.
4° La conscience pour soi libre, qui est la reconnaissance que l’autre est également dans une lutte pour une reconnaissance, c’est-à-dire, l’expression d’une conscience pour soi libre. La visée de la dialectique est, selon Hegel, un principe/processus de reconnaissance de l’esprit par lui-même, et que nous incarnons en tant qu’être humain, c’est-à-dire en tant qu’être de conscience.Quelques citations d’Hegel
– Etre libre, c’est être chez soi dans l’autre.
– “L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté”
– “La raison ne peut penser et agir dans le monde que parce que le monde n’est pas un pur chaos”
– “L’esprit est pensant : il prend pour objet ce qui est, et le pense tel qu’il est”
– “Lorsque l’art ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle: tout ce qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie”Ressources
– La dialectique du maître et de l’esclave. Olivier Tinland invité des Chemins de la philosophie.
– L’excellent cours de Michael Foessel sur Youtude. Voir à partir de la vidéo n° 46 ou 49.
– Le webpédagogique où j’ai pris notre texte d’aujourd’hui.31 mai 2019 à 0h15 #5765Une illustration de l’esclavage moderne de la part de Myriam, que nous n’avons pas vue depuis un certain temps au café philo. B) Mais c’est qu’être maman occupe beaucoup.
31 mai 2019 à 0h23 #5766Chers Collègues,
Permettez-moi de revenir sur l’une des citations de Hegel figurant au bas de la présentation :
« L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté »,
et de la référer à une citation de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 419 sq.) :
« Le principe de l’esprit européen est […] la raison consciente de soi, qui a, envers elle, la confiance que rien ne peut être, face à elle, une barrière infranchissable (Cf. la conférence inaugurale de Hegel en 1818 à l’Université de Berlin, Berliner Schriften, 1956, p. 8) et qui, par suite, touche à toutes les choses, pour y devenir présente à elle-même. L’esprit européen pose le monde en face de lui, s’en libère, mais supprime à nouveau cette opposition, reprend son autre, le divers multiple, en lui-même, en sa simplicité. C’est pourquoi règne ici cette soif infinie de savoir qui est étrangère aux autres races. L’Européen est intéressé par le monde ; il veut le connaître, s’approprier l’autre qui lui fait face, se donner, dans les particularisations du monde, l’intuition du genre, de la loi, de l’universel, de la pensée, de la rationalité intérieure. Tout comme dans le [domaine] théorique, l’esprit européen cherche à atteindre aussi dans le [domaine] pratique l’unité à produire entre lui et le monde extérieur ; il soumet le monde extérieur à ses buts avec une énergie qui lui a assuré la domination du monde ».
Ou encore à celle-ci, extraite des Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p. 132. :
« […] c’est la destinée fatale des empires asiatiques de se soumettre aux Européens et la Chine aussi devra bien un jour s’accommoder de ce destin »,
Ma question étant dès lors la suivante : à quel point peut-on considérer Hegel comme un esprit universaliste ?
Et secondairement, celle-ci, avec un brin de provocation : la dernière citation, ou un extrait de la première, pourraient-elles figurer en exergue de ce site ?
Amicalement,
Paul
31 mai 2019 à 3h44 #5767Merci Paul pour ton partage.
Il est vrai que, présenté ainsi, Hegel est fascisant, et Je ne prendrai pas sa défense dans l’absolu. Cela dit, je crois qu’il importe de situer ses textes dans un projet philosophique qui est métaphysique, mais non politique. Du point de vue métaphysique, il y deux ou trois idées que je ne trouve pas inintéressantes :
1° L’esprit travaille le monde et les consciences en vue d’une reconnaissance.
2° Cette reconnaissance n’est possible et réalisable que si les autres « consciences » (les personnes) se reconnaissent entre elles et se reconnaissent libres également.
3) d’où il suit que le projet de l’humanité est celui d’une liberté et d’une reconnaissance respective et reconnue entre tous.Donc, sans vouloir justifier son sens de l’histoire qui conduirait à l’accomplissement de cette liberté et de cette reconnaissance, ce qui, aujourd’hui, serait pure folie avec les connaissances que nous avons, Hegel voyait dans les guerres et les processus de destruction, sa dialectique mise en oeuvre : le monde se construit et s’auto-détruit, mais pour mieux se reconstruire (avec davantage de conscience), car il apprend continuellement de son présent et de son passé… Oui, ce serait une folie que de penser ainsi aujourd’hui. Cela dit, Hegel estime que la victoire de la liberté et de la reconnaissance ne sont jamais systématiquement gagnées, prochaines, néanmoins, on y tendrait. L’idée n’est pas si folle malgré tout, et si l’on conçoit que nous sommes animés/motivés, en tant qu’êtres de consciences, par ces deux passions que sont la liberté et le plaisir de se reconnaître comme des êtres de conscience.
Si l’on veut garder quelque chose de « bon » chez Hegel (et laisser de côté le reste, ses histoires de finalité et d’esprit), on peut se tourner vers Axel Honneth (philosophe contemporain). Il repart du principe de « reconnaissance » pour le voir s’incarner dans toutes les luttes d’aujourd’hui. Il situe cette lutte/principe/travail sur trois niveaux :
1° L’amour de nos proches (et desquels on intériorise un sentiment d’estime de soi).
2° Le droit, notamment les Droits Humains, qui sont une forme du droit qui s’universalise.
3° Le 3ème principe serait plutôt lié à une sensibilité empathique (à des solidarités) qui se partagent dans nos intéractions de tous les jours.
Axel Honneth n’est pas métaphysicien, mais il défend l’idée que cette reconnaissance et cette liberté de la conscience sont des valeurs cruciales, et donc un moteur pour le développement de l’être humain et des sociétés. Il revendique sa filiation de Hegel (la liberté se conquiert), puis avance avec les connaissances que nous avons aujourd’hui.
Liens vers Axel Honneth
– Une interview de 30mn sur France Culture (La suite dans les idées)
– La lutte pour la reconnaissance. Un résumé des idées d’Axel Honneth. Sur OpenEdition.Avec mes amitiés.
4 juin 2019 à 15h19 #5769Merci René pour cette aimable – et pertinente réponse.
Je suis bien d’accord avec Axel Honneth, que j’ai lu avec grand plaisir – et empathie – il y a longtemps. Par contre, sa filiation avec Hegel me semble mince.
Je pensais notamment à ceci :
La définition formelle de l’universalité selon Kant (Une loi morale a une validité universelle si elle trouve son fondement dans la raison pratique, c’est-à-dire dans la faculté de l’universel – e t non dans le sentiment, car celui-ci est toujours particulier – obéit au principe exprimé dans la fameuse maxime « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». Cette définition est contestée par Hegel, pour qui un « universel concret » peut tout autant être non contradictoire dès lors qu’il émerge dialectiquement du contenu lui-même (Science de la logique, 1812). La notion de l’État moderne et rationnel en dérive, qui est cet universel réalisé dans l’Histoire. Mais Hegel revient ici à un particulier, car l’Etat, selon tous les politologues, ethnologues, historiens et paléoarchéologues n’est qu’une (très petite) parenthèse dans l’histoire humaine.
Ce particulier se trouve réduit plus encore par la croyance en la primauté du monothéisme et la conception du temps qui en découle et se traduit par l’idée d’un progrès unilinéaire destiné à l’accomplissement de l’esprit. Ce détour, qui épouse l’orientation téléologique de la pensée de l’histoire en Occident, s’accomplit dans une forme d’histoire universelle de même orientation (reprise récemment dans la thèse étroite de « la fin de l’Histoire » de Fukuyama, après Kojève), ici incarnée dans la démocratie et l’économie libérale de modèle américain. Cette « fin » fait écho à la vision de Hegel du sens de l’histoire comme réalisation de l’Esprit absolu, l’esprit du monde devenu conscient de lui-même par la philosophie, la construction de l’État prussien et la science. Mais cette vision est tout aussi particulière, certes régie par la raison, mais guidée par la Providence divine vers ses fins : « … c’est-à-dire la fin ultime du monde, absolue et rationnelle » (La raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, 2011, 39). On a là un une représentation de l’universel qui est une projection spécifique, enracinée dans une culture particulière et exprimée explicitement comme telle : « Le contenu de la religion chrétienne en tant que le plus haut stade de développement de la religion coïncide parfaitement avec le contenu de la vraie philosophie. » (L’esprit du christianisme et son destin, Vrin, 1971 [1800]).
A tout prendre, Hegel reste esclave …
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