Cafephilos Forums Les cafés philo Les sujets du café philo d’Annemasse Sujet : Le Courage de la Nuance » de Jean BIRNBAUM, présenté pour notre débat, par Wedad ce lundi 12.09.2022 + le compte rendu du sujet.

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  • #6354
    René
    Maître des clés

      Sujet proposé par Wedad, à partir de l’ouvrage :
      « Le Courage de la Nuance » de Jean BIRNBAUM.

      Ce thème me parle personnellement et, je pense, à tous, en cette période où l’intolérance, voire parfois la violence, animent le débat socio-politique.

      Pour l’aborder, l’auteur du livre parcourt les œuvres de quelques auteurs, dont Albert Camus, Georges Orwell, Raymond Aron, Georges Bernanos ou Germaine Tillon qui se sont exposés à la critique et à l’opprobre pour avoir soutenu des positions non conformes à l’ « orthodoxie » du moment et souvent à l’idéologie dont eux-mêmes se revendiquaient.

      Au débat binaire et manichéen, Birnbaum revendique le devoir d’hésiter comme impératif catégorique. Il faut, dit-il, faire à la modération sa juste place. Birnbaum prône une éthique de la mesure.

      « Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance ».

      Questions :
      – Opposer le doute aux dogmes et aux certitudes, est-ce la bonne attitude ?

      – En appeler à la Nuance peut-il être considéré comme prise de hauteur bienvenue ou mollesse idéologique ?

      – La modération est-elle de la tiédeur ? Empêche-t-elle l’action ?

      Quelques citations tirées du livre :

       » En 1957, [R. Aron] publie un livre où il tente d’appliquer cette sentence de Montesquieu: « Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie. Personne n’est obligé de mentir pour elle ».

       » Sous le régime totalitaire , l’alternative n’est plus entre le bien et le mal , mais entre le meurtre et le meurtre . Si bien que votre destin individuel repose sur une capacité à vous rendre coupable ou complice d’un crime . Mais la  » banalité du mal  » , cette formule d’Arendt qui a provoqué tant de polémiques , concerne peut-être moins les individus que leurs discours . L’homme du mal ne dit que des banalités ; Eichmann est  » incapable de prononcer une seule phrase qui ne fût pas un cliché  » . Peu importe qu’il soit ou non un pauvre type , l’essentiel est qu’il débite de misérables stéréotypes. »

      « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », notait Albert Camus dans un article consacré au philosophe Brice Parrain. Bien que souvent citée de façon fautive, cette formule célèbre, qui date de 1944, résume un enjeu dont on ressent à nouveau l’importance aujourd’hui : la nuance, pour exister, a besoin d’une langue libre. »

      « Manichéisme idéologique et mensonge existentiel sont inséparables, la langue de bois est sécrétée par un cœur en toc. »

      « faire le jeu de ». Sur la scène intellectuelle comme dans l’arène partisane, elle (cette formule) réduit toute opposition à une trahison. »

      Ressources
      Une vidéo courte de Jean Birnbaum. Librairie Mollat. Durée 5mn.
      Une interview plus longue de Jean Birnbaum : Libraire Kléber. Durée 50mn
      Une recension intéressante de Vincent Millet. Dans Revue Politique, ici.
      Revue de presse du Monde, ici.

      ————————-
      René Guichardan, café philo d’Annemasse.
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      #6360
      René
      Maître des clés
        Compte rendu du sujet de Wedad : « Le Courage de la Nuance » de Jean BIRNBAUM.

        Nous étions 11 personnes, tous des habitués.

        Après l’introduction de Wedad, nous sommes passés directement aux questions, mais sans les contextualiser. En mode, réponse rapide, voici ce que cela donne :

        N°1 : Opposer le doute aux dogmes et aux certitudes, est-ce de la nuance ?
        Réponse: non, car on peut douter à l’infini (et tourner en rond) si notre questionnement n’est pas structuré.
        – Tandis que les certitudes doivent être examinés selon des procédures méthodiques, objectivées.
        > Opposer des dogmes à des certitudes est vain si l’on ne sait à quoi ils réfèrent (à quelle situation), ni sur ce sur quoi ils s’appuient (et selon quelle argumentation).

        N°2 Être nuancé est-ce prendre de la hauteur ?
        Réponse : oui, si la nuance distingue des degrés et des enjeux dans la question à traiter.
        Non si les informations/savoirs énoncés ne sont pas pertinents avec le problème soulevé.
        Oui, à nouveau, si approfondir un sujet revient à prendre de la hauteur, alors que l’action de creuser engage à examiner les soubassements, à mettre en évidence des appuis, à questionner des fondements (les présupposés), et non à s’envoler dans des abstractions infinies.

        N°3 La modération empêche-t-elle l’action ?

        C’est possible, si le prétexte d’invoquer un savoir incomplet justifie la non-action, sans considération des conséquences. C’est-à-dire, sans faire la part de bénéfice-risque de l’inaction comparativement à des actions possibles.

        Enfin, dernière question : faut-il du courage pour être nuancé ?
        Deux fois oui et deux fois non :
        > Oui, lorsqu’il s’agit d’approfondir une question qui invite à sortir des terrains battus, et à assumer seul sa recherche (penser par soi-même).
        > Oui, lorsqu’il faut défendre un point de vue contraire à l’opinion commune, et qu’il faille l’exprimer publiquement au risque d’une désapprobation (assumer sa différence).

        >> Sinon, non, car plutôt que du courage, pour faire preuve de nuance, c’est davantage du discernement, de la finesse d’esprit, des méthodes, une capacité à identifier des problèmes qu’il importe de mobiliser.

        En effet, la question du courage est plutôt relative à un danger encouru. Or, où est le danger, hormis les deux annoncés plus haut (penser par soi-même, assumer sa différence) ?
        A première vue, selon l’auteur, le courage de la nuance est relatif à une liberté de pensée et de parole, normalement acquise en démocratie. Il n’y a pas ici de risque imminent pour la sauvegarde d’une vie physique, ce sont des situations intellectuelles de débat.
        De fait, Wedad aurait préféré comme titre : l’éloge de la nuance, pour souligner en quoi elle est une valeur.

        Autre dissonance par rapport au titre du sujet :
        A une époque où il y a tant de savoirs disponibles, comment expliquer que ceux qui nous gouvernent et les journalistes TV manquent autant de nuances, comment expliquer qu’ils manquent autant de capacité critique, de scrupule et d’humilité face à la complexité du monde et face à ses transformations ?
        La thématique du livre semble se justifier par le contexte gouvernemental délétère (autoritarisme, absence de transparence, fake news, buzz, censure) de notre époque, mais non par une opposition structurelle entre les deux termes, courage et nuance, que rien n’oppose objectivement : l’un est fonction d’un danger à braver, l’autre de compétences intellectuelles (discernement) à mobiliser.

        Pour dépasser l’aspect abstrait et rhétorique des questions sans contexte, il nous faut proposer des exemples pour avancer.

        Un exemple :
        Je (René) reproche à notre gouvernement « démocratique » d’avoir trahi l’esprit de la démocratie durant la gestion de la crise covid, à quoi il m’est opposé un manque de nuance. En effet : les démocraties ne sont pas parfaites par nature, on ne peut leur faire ce reproche, car leur vulnérabilité est constitutive de leur projet : les démocraties sont « en chemin ».

        L’argumentation est parfaitement acceptable, mais il peut lui être opposé une contre argumentation :
        L’idée de souligner que le régime démocratique est en chemin peut être abusive, en particulier si elle sous-entend un sens de l’histoire, et que le régime démocratique évolue de façon inconditionnelle. En effet, les droits peuvent régresser, être bafoués, l’histoire ne manquent pas d’exemples : Grèce Antique, République de Rome, Mussolini, Franquisme, Fascisme, printemps Arabes. L’évolution des régimes politiques vers plus de droit et de liberté n’est garantie ni par une loi ni dans les faits.
        Question : Comment comprendre le récit des événements présents et passés ? S’inscrivent-ils dans une Histoire (avec un grand H) ou ne sont-ils que des épiphénomènes aux conséquences trop diverses pour définir un horizon ?

        Changement d’échelle.
        A partir de là, ce n’est plus la question de la nuance qui pose problème, mais celui de la précision. Comme nous l’avons vu lors de la question n°3, la nuance, c’est témoigner d’une capacité de discernement, c’est souligner des distinctions, approfondir le questionnement, rendre compte du problème qui se pose, la nuance, c’est de l’engagement (et non de l’inaction, sinon elle n’a aucun intérêt).

        L’enjeu du débat,
        Reprenons notre problème, l’un de nous soutient que la démocratie est en danger. L’autre, qu’elle poursuit son chemin, en dépit des aléas. L’enjeu du débat consiste à affiner notre analyse sans se laisser pièger par un échange stérile qui voit chacun se crisper sur sa thèse (dogmatisme),
        > il s’agit également de ne pas s’égarer sur le thème de la démocratie (hors sujet),
        > ni de glisser vers un « tout est relatif » (chacun a sa raison et, à long terme, tout devient égal, ce qui conduit à moins s’impliquer dans le débat, à moins y risquer ses tripes et sa pensée.
        >> En fait, en travaillant des sujets « chauds » (quasiment inévitables dans une société en crise), il s’agit d’engager le feu de la passion (d’accompagner sa puissance) en se déterminant à y affûter notre discernement. C’est une manière de penser « contre soi-même », contre les évidences (Gaston Bachelard, ici, Penser les ruptures) et de confronter nos philosophies respectives à une mise en pratique. On ne risque aucun danger dans nos échanges, les règles du débat sont là pour structurer la dynamique de nos pensées.

        De la phénoménologie vers la dialectique hégélienne, à une approche pragmatique deweynienne.
        Le sens de l’histoire fait directement référence à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave : l’esclave est asservi par le maître, mais il finit par le dépasser et le renverser.
        Explication : le maître s’éloigne du réel, il s’embourgeoise et perd de sa liberté parce qu’il devient dépendant du savoir-faire de l’esclave. De son côté, l’esclave augmente sans cesse sa puissance et sa liberté par la maîtrise qu’il acquiert sur la matière et sur le monde qu’il transforme. A terme, selon la dialectique hégelienne, le monde augmente en « conscience » par le travail de ceux qui le transforment, car ils incorporent de l’Esprit dans la matière. C’est la fameuse ruse de la « Raison » dans l’Histoire de Hegel, c’est sa « phénoménologie ». Autrement dit, c’est le monde tel qu’Hegel en traduit l’apparence : les phénomènes qu’il donne à voir sont guidés par une Raison profonde, trompeuse en apparence, car elle accomplit l’Esprit dans la conscience de lui-même, et les hommes peuvent en saisir l’intelligible intuition par leur faculté de conscience.

        Osons la question : Hegel distingue-t-il, d’une part, l’histoire telle que les historiens en élaborent les méthodes et, d’autre part, la « philosophie de l’Histoire, » telle que le philosophe en construit la « Raison » ?
        Hegel distingue bien différents types d’histoire :
        > l’histoire directe (Hérodote, Thucydide, Tacite, etc…), elle s’appuie sur les sources premières de l’antiquité.
        > l’histoire indirecte produite par l’université. Ce sont des récits, ils varient selon les archives et les interprétations qu’en font les historiens.
        > et la Philosophie de l’Histoire, qui questionne le sens effectif de l’histoire, dont la Raison se cache dans le cœur des passions humaines; Elle se révèle dans une lecture des grands événements que scande l’histoire. « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion », écrit Hegel.
        De fait, le philosophe distingue bien plusieurs manières de penser l’histoire. Ainsi, on peut considérer que Hegel VEUT croire à sa philosophie, puisqu’il en construit la thèse en justifiant une Raison qui opère par ruse derrière le voile des événements. Sa philosophie est le produit de sa volonté.
        (Voir ici, Michael Fossel, vidéo de 7mn) ou ici, un article de Marcel Lamy.

        Cette phénoménologie hégélienne s’oppose au pragmatisme de John Dewey. Le pragmatisme rejette toute démarche « spéculative » sur le monde et son histoire. Cette approche part du principe que « connaissance et expérience » sont imbriquées. Il en découle qu’une interprétation des choses est « pertinente » d’après son opérationnalité à agir sur elles, c’est-à-dire, d’après ses conséquences pratiques, sinon, elle n’est que pure « spéculation ». De ce point de vue, il n’y a pas de « vérité philosophique « indépendante des faits. Le pragmatisme de Dewey est une co-construction. Elle s’élabore lors d’interactions permanentes par des facultés d’adaptation transformant à la fois l’environnement et celui qui le pense. (Recension de Barbara Stiegler sur l’influence de Darwin dans la philosophie de Dewey, ici)

        Revenons au débat
        L’un de nous défend un sens de la démocratie en dépit de ses aléas, autrement dit, un sens de l’histoire (Hegel) qui se déroule par-delà les apparences. Son interlocuteur défend une approche pragmatique de l’histoire (des événements), elle se construit dans l’instant, à tout moment, par les forces en présence. De fait, nos « visions » ne s’élaborent pas à partir des mêmes a priori, ces points de vue n’engagent pas les mêmes attentes dans le déroulement de l’histoire, ni ils n’engagent les mêmes actions. En effet, puisqu’une histoire se déroule derrière les événements, du point de vue hegelien, on peut autant être à leur écoute, attendre et contribuer à l’avènement de l’Histoire, selon les attendus qu’on en projette. A l’inverse, du côté pragmatique, il s’agit de lire ce qui se joue dans le présent, car les enjeux s’y articulent maintenant.
        Pourtant ni Hegel ni Dewey n’invitent à prendre décision (ne prennent parti), ils construisent seulement des perspectives à partir d’un paradigme de penser, dont ils s’efforcent de rendre compte de manière aussi rigoureuse que possible. Paradigme de penser qui, néanmoins, canalise une vision et des manières d’entrevoir des actions.

        Ainsi, nos interprétations respectives de l’histoire et des événements nous invitent à poser la question suivante : à partir de quoi inclinons-nous à opter pour telle ou telle philosophie de la vie et de l’histoire ? Une inclination à habiter la vie, la terre préside-t-elle à notre manière de penser la philosophie ?

        En conclusion :
        Nous n’irons guère plus loin, sinon vers une plus grande intériorité : des a priori profonds sont à l’origine des positions que nous prenons. La nuance, c’est probablement s’en rendre compte, l’engagement, c’est s’autoriser à en parler, la compétence, c’est se donner des règles pour le faire, l’action, c’est se déterminer à le faire et, pour agir concrètement, il convient de faire preuve de discernement.

        – Le ressort intime des convictions : un sentiment intime fait « philosophie » en chacun de nous, il se conjugue dans un affect qu’articule avec autant de peine que de réjouissance, la raison.

        Merci de votre attention.

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        René Guichardan, café philo d’Annemasse.
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