Cafephilos Forums Les cafés philo Les sujets du café philo d’Annemasse Sujet libre du lundi 28.11.2022, il est choisi parmi les questions proposés par les participants + compte rendu : de l’évolution des civilisations ?

3 sujets de 1 à 3 (sur un total de 3)
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  • #6405
    René
    Maître des clés
      Rencontres philo pour le monde d’aujourd’hui, tous les lundis à 19h00
      chez Maitre Kanter, place de l’Hotel de Ville. 74100 ANNEMASSE

      Ce lundi 28/11/2022, le sujet sera choisi parmi les questions proposées par les participants

      Par un vote ou un échange ouvert, on retient la question qui semble motiver l’attention des participants présents.
      – On cherche à dégager les enjeux de la question : en quoi il y a problème (sur un plan existentiel, relationnel, social, politique) et on interroge les dimensions de vérité et d’éthique que nos propositions soulèvent. C’est là où on commence à philosopher vraiment.
      – De fait, nous faisons philosophie par une capacité à mener une enquête, et par celle à questionner les raisons et les références par lesquelles on pense. (Quelques éléments d’explications sur la philo dans les cafés philo, ici)

      – Nous avons remarqué que, lorsque des participants s’impliquaient dans les questions qu’ils posaient et, parfois, lorsqu’ils avaient sous le coude, une citation, un témoignage de ce qui les avait interpelés dans la semaine, ou une question à laquelle ils pensaient déjà, que ce contexte facilitait parfois la prise de décision du sujet retenu.
      – Apprendre à réfléchir ensemble pour dégager un problème et formuler une question s’inscrit dans une démarche première en philosophie.
      – La formule traditionnelle des cafés philo où un participant souhaite préparer une question avec quelques ressources est toujours ouverte, il suffit de l’inscrire dans l’agenda et de l’introduire en une poignée de minutes le jour venu.
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      Le compte rendu du sujet de la semaine passée : l’hypothèse de la femme (ou de l’homme) volante. (Cliquer ici)

      + Une présentation à l’ARP (Association pour la Recherche sur les Psychédéliques) : Un regard philosophique sur les approches psychédéliques. Cliquer ici.
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      Règles de base du groupe
      – La parole est donnée dans l’ordre des demandes, avec une priorité à ceux qui s’expriment le moins.
      – Chacun peut prendre la parole, nul n’y est tenu.

      Pour limiter les effets de dispersion dans le débat
      – On s’efforce de relier son intervention à la question de départ, de mettre en lien ce que l’on dit avec ce qui a été dit.
      – Pour favoriser une circulation de la parole, de sorte à co-construire le débat avec les autres participants, on reste concis.
      – On s’attache davantage à expliquer la raison de sa pensée, plutôt qu’à défendre une opinion.
      – On s’efforce de faire progresser le débat.
      – Concrètement, on évite de multiplier les exemples, de citer de longues expériences, de se lancer dans de longues explications, mais on va au fait de son argumentation.
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      Avec ou sans préparation, chacun est le bienvenu, les cafés philo sont par définition, contre toute forme de discrimination et de sélection par la classe sociale, le niveau scolaire, etc.

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      René Guichardan, café philo d’Annemasse.
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      #6407
      René
      Maître des clés
        Compte rendu du sujet du 28..11.2022
        Proposition retenue : de l’évolution des civilisations, par Marie-Thérèse,

        Nous étions une douzaine de participants.
        Trois questions ont été proposées.
        1° Platon condamne le désir, Spinoza le valorise. Que penser de cette contradiction ?
        2° Peut-on concevoir une société où les médias sont vraiment libres ?
        3° En dépit des aléas, sur le long terme, l’humanité (ou les sociétés dans leur ensemble) semblent évoluer, néanmoins, on observe des replis, des réflexes archaïques, des traditions qui empêchent cette progression ou alors, qui s’attachent à régresser, à bloquer les avancées. Qu’en penser ?

        Proposition est faite de différer les questions 1 et 2 pour mieux les préparer. Par exemple, prendre deux citations sur le thème du « désir », une de Platon, l’autre de Spinoza, et les proposer au groupe pour en débattre. Murielle s’en chargera.
        La question des médias, Gérard est okay pour nous proposer une courte introduction dans une quinzaine de jours.
        La question de Marie-Thérèse est retenue en raison de sa complexité et des multiples sous questions qu’elle présuppose.

        Comprendre la question et/ou les problèmes qu’elle pose.
        Il y a deux grandes propositions dans la question :
        N°1, l’humanité (ou les sociétés dans leur ensemble) semblent évoluer.
        N°2, néanmoins, on observe des replis, des empêchements, des résistances. Qu’en penser ?
        Pour la question de l’évolution, de nombreux avis divergent sur ce point. Tout dépend de l’objet supposé évoluer dont on parle, du sens que l’on donne au terme « évoluer » et des degrés de changement auxquels on se réfère.

        Des illustrations sur les objets supposés évoluer :

        Les sociétés (la civilisation dans son ensemble) évolueraient, certes, mais de quelle évolution parle-t-on ?
        – évolution des traditions,
        – évolution des techniques (d’outils),
        – évolution des savoirs, des compétences scientifiques,
        – évolution de l’empathie, de la sensibilité,
        – évolution en termes d’éthique (de conception de la morale),
        – évolution en termes de loi,
        – évolution en termes de liberté,
        – évolution en termes de gouvernance (Constitution, contre-pouvoir),

        Sans doute, sur tous ces points, plus rien n’est comparable à l’origine de l’histoire qui les a vues naître, il y a donc eu des évolutions. Mais en vue de quoi, à quel degré, pour quelles réactions sur le moment et pour quelles conséquences sur le long terme ?

        Socrate critiquait l’usage de l’écriture à son époque. Selon le philosophe, elle nuit à la mémoire et favorise les sophismes plutôt que la dialectique et le discours vrai. Mais personne ne pense aujourd’hui que l’écriture est une invention négative, de même que l’imprimerie qui suivra 15 siècles plus tard. Les avis sont plus partagés sur la « corrida », l’agriculture intensive, l’évolution permanente des outils et des écrans informatiques.
        Ainsi, selon le recul historique ou selon que notre regard porte sur le moment présent, l’appréciation du changement est plus ou moins controversée.

        Quelques exemples :
        Les idées du protestantisme se sont répandues grâce à l’imprimerie naissante ; le siècle des Lumières, qui conduit à la Révolution, a pour cause (en partie) les progrès des sciences et de la raison ; du côté des révolutions du printemps arabe, les réseaux sociaux ont exercé une influence décisive dans leur déclenchement. En dépit de la violence et des bouleversements engendrés, ces changements sont vus, malgré tout, comme une « histoire » marquant le pas d’une évolution (sans la rattacher nécessairement à la philosophie hégélienne).
        Autre exemple, un participant mentionne les partisans de la chasse à l’arc. Ces derniers défendent l’idée qu’ils contribuent à la régulation du gibier pour compenser l’absence de prédateurs. De leur point de vue, ces chasseurs appréhendent dans sa réalité crue, la valeur du gibier et tout ce qu’implique que d’avoir de la viande à son repas. En conclusion, ces néo-chasseurs estiment qu’ils sont utiles et vertueux, car plus authentiques, plus réalistes, en même temps qu’ils réinventent des savoirs et renouvellent des pratiques. Autre exemple, des révoltes grondent en Chine contre la politique du zéro covid, c’est une régression des comportements du point de vue du gouvernement Chinois, mais c’est un progrès vers la liberté du point de vue de l’Occident.

        Deux questions se posent : le degré de perturbation, de violence sociale engendrée témoigne-t-il d’une régression, d’un refus d’évoluer ou résulte-t-il seulement des adaptations du moment (des frictions momentanées) ?
        Seconde question, à partir de quel moment doit-on considérer qu’un changement, rendu possible par une invention, est-il facteur de progrès pour une société donnée ? Entendons par progrès, une évolution positive, bénéfique, vertueuse pour la société en question.
        Idéalement, cette évolution renforcerait le regard positif que l’humanité porte sur elle-même, sur son devenir. Cette évolution ne serait pas contradictoire avec elle-même, elle ne nuirait pas aux uns pour ne profiter qu’aux autres, elle n’aggraverait pas les inégalités, augmentant par la suite, les injustices puis, intensifiant les rapports de pouvoir et de domination sur autrui. Non, s’il y a évolution, on doit considérer qu’elle réduit les nuisances, les pénibilités, les injustices et les violences que l’humanité s’inflige à elle-même. On doit considérer qu’une société qui évolue conduit à plus d’égalité, à plus de liberté et de coopération, à plus de considération dans nos rapports avec les autres. C’est à cette condition que l’humanité peut se fonder en chacun, dans un rapport de reconnaissance et de respect partagé (Axel Honneth). Or, notre constat est plutôt sceptique (dystopique) jusqu’à présent.

        L’évolution de la problématique
        En vue de poursuivre le débat, nous nous entendons sur l’idée qu’il y a de l’évolution sur le long terme, bien que celle-ci ne soit pas un acquis. L’humanité peut en effet « régresser » à tout moment ou ponctuellement (disparition des civilisations ou, par exemple, régression des droits et des libertés dans une démocratie, augmentation des inégalités, des incivilités, émeutes et coup d’État engendrant des guerres, etc.). Il n’empêche que l’humanité (les sociétés) aspire à évoluer, il s’agit d’un principe de survie, d’une nécessité qui opère à tous les niveaux (biologiques, individuels, sociaux, politiques, etc). Au sein du groupe ce soir, si l’on s’accorde sur le besoin général d’évoluer, les désaccords portent sur les objets de cette évolution, qu’est-ce qui évolue, en vue de quoi, selon quelle valeur, pour quel but visé ? Mais, et surtout, à quel coût humain, en termes de conflits, d’injustices, de violence et de guerre, cette évolution se fait-elle ?
        Les exemples précités (écriture, imprimerie, internet, chasse, corrida, covid en Chine) montrent que tous les citoyens ne s’y retrouvent pas. L’évolution en question fait violence à une partie d’entre eux, elle correspond à des changements de pratiques, à une perte de repères, à des pertes de droit, à des discriminations, à des inégalités et à des injustices croissantes, etc.
        De fait, la problématique initiale évolue, elle passe de « l’humanité semble évoluer avec des réactions de repli » à : elle évolue avec des perturbations, dont il faut interpréter le sens et, en particulier, le coût humain. Lorsque celui-ci entraine des victimes, devient traumatisant, génère des émeutes, des protestations, nécessairement, quelque chose dysfonctionne. De fait, la question devient : jusqu’à quel point les promesses d’une évolution peuvent-elles assumer celles de ses contradictions ? Cas d’école typique : imposer la démocratie par les armes, par la guerre, plutôt que par le dialogue et selon les valeurs de la démocratie elle-même.

        En conclusion
        Nous nous entendons sur le fait que l’évolution est nécessaire et qu’elle doit profiter à tout le monde par les valeurs qu’elle porte et les changements qu’elle implique. Toutefois, si cette évolution engendre dans le même temps de la violence, des pertes de droit et de liberté, des questions sont à poser :
        – sur la légitimité de cette violence, car elle signe déjà une forme de régression,
        – sur la valeur des changements à opérer. S’ils sont contradictoires avec les valeurs qu’ils défendent, s’ils génèrent des discriminations, des injustices, les promesses du changement en question sont probablement illusoires,
        – sur la manière dont les changements s’imposent aux gens. En particulier, si ces derniers ne sont pas prévenus, consultés, impliqués dans les changements et les adaptations à entrevoir,
        – sur qui impose la violence à qui ? Considère-t-on le citoyen comme un interlocuteur digne et apte à penser l’intérêt général de la société (perspective égalitaire, solidaire) ? Ou faut-il, au contraire, l’abêtir et le soumettre à une élite dirigeante (perspective autoritaire, hiérarchique) ?
        – sur l’idée de l’homme que le changement anticipé suppose ? Le changement que j’envisage pour moi se présente-t-il comme souhaitable pour l’humanité ? (Sur la raison de son universalité interrogerait Kant.)

        Post-scriptum : des penseurs comme Yuval Noah Harari, Oded Galor ou encore l’économiste de plateau TV comme, François Lenglet, tous estiment que le monde s’améliore car, numériquement et qualitativement, un nombre croissant d’êtres humains vit mieux qu’au Moyen-Âge. Ils emboitent ainsi le pas à Pascal Lamy, planificateur de la mondialisation et de la dérégulation pour les mêmes motifs comptables. Mais tous oublient ou ne veulent pas voir qu’un projet de « société », fut-il étendu à l’échelle du monde, ne peut s’ouvrir sur de belles perspectives s’il augmente les rivalités et les inégalités, et s’il s’impose aux êtres humains de façon descendante, c’est-à-dire, sans les impliquer avec confiance dans les décisions à prendre.

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        René Guichardan, café philo d’Annemasse.
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        #6410
        René
        Maître des clés

          Merci René.

          Cet excellent thème me fait penser notamment à ces deux ouvrages :

          Vincent Citot, Histoire mondiale de la philosophie. Une histoire comparée de la vie intellectuelle dans huit civilisations, PUF, 2022
          Roger-Pol Droit, Un voyage dans les philosophies du monde, Albin Michel, 2021

          Comme je me suis permis de faire la recension du second, j’en joins le contenu, que j’adresse avec plaisir à nos collègues.

          Bien cordialement,
          Paul Ghils. Cosmopolis
          ———————————————-
          Roger-Pol Droit, Un voyage dans les philosophies du monde,
          Albin Michel, 2021

          Recensions et notes de lecture de Paul Ghils. Cosmopolis 2021

          L’ouvrage de Roger-Pol Droit constitue une première à plusieurs égards.D’un côté, il concrétise l’aboutissement d’une longue recherche aux confins de la philosophie conventionnellement attribuée à la tradition occidentale de filiation grecque. A la suite de nombreux essais tels que L’oubli de l’Inde, Le silence des barbares et Chemins qui mènent ailleurs.
          Dialogues philosophiques1, cet essai relie les diverses voies tracées en travers et au-delà du pré carré européen en une présentation générale et accessible au grand public, sans vaines technicités. Non seulement assemble-t-il les philosophies considérées dans leur globalité, mais il inaugure une méthode certes volontairement limitée dans son contenu, mais élégamment pédagogique, qui est peut-être la première présentation authentiquement comparée des philosophies dans la
          pluralité des cultures abordées : indienne, chinoise, juive et hébraïque, musulmane – mais aussi persane par les nombreux philosophes qui, comme Avicenne (aussi médecin, conseillait de boire du vin), relèvent de cette dernière religion mais restent ancrés dans la métaphysique et la gnostique persanes, de même que le bouddhisme ébranle certains fondements brahmaniques de l’hindouisme et inspire la tradition
          dorénavant dialogique de la philosophie indienne (L’Argumentative India d’Amartya Sen2).

          Ces divers courants étaient certes repris dans la monumentale Encyclopédie philosophique universelle3, notamment en son 2e volume (dirigé par Sylvain Auroux), qui s’ouvre à la « pensée asiatique » (on notera le terme inapproprié « asiatique », qui recouvre des philosophies aussi incompatibles que l’islamique, la bouddhique ou la taoïste), énumère les « notions » de la «pensée » indienne, chinoise ou autre et prétend par là viser l’universalité de la philosophie, mais dont la perspective et la méthode préservent, en citant opportunément Gadamer, le présupposé de son origine grecque. Droit rejette résolument
          ce confinement, qu’il nomme « monde clos » même s’il est de fait limité aux quelques siècles qui nous précèdent et dont il rappelle tout aussi opportunément qu’il ne peut définir le monde de la Grèce ancienne, qui célébrait la philosophie des « barbares ». Aussi revient-il aux cultures du monde entier, non seulement aux systèmes de pensée rigoureux fondés
          sur la raison et son exercice, mais aussi comme Platon lui-même l’avait proposé, en y incluant l’amour de l’homme pour la sagesse.

          L’auteur rappelle la parenté linguistique du grec (c’est-à-dire des langues indo-européennes, dont l’iranien/persan) et du sanskrit, ce qui explique quelques parentés conceptuelles, mais aussi l’absence de toute interaction entre les deux ensembles (sauf entre le persan et le sanskrit) tout au long de leur histoire, malgré les contacts anciens entre les samnyāsins (renonçants) indiens et les philosophes grecs qui accompagnaient Alexandre le Grand jusque dans la vallée de l’Indus.

          En grand pédagogue, Roger-Pol Droit nous propose d’« entrer dans les têtes » des philosophes d’ailleurs, indiens ou chinois, logiciens, bouddhistes, tibétains ou japonais, penseurs juifs, hébraïques ou arabo-musulmans. Rédigé à l’intention des lecteurs non spécialistes dans une langue avenante et précise, cet essai n’est pas une compilation et construit, sinon une universalité préconçue, du moins des rapports inattendus entre univers intellectuels distincts, souvent méconnus ou mal interprétés mais
          susceptibles d’être comparés ou reliés. Ces rapprochements révèlent des distorsions et des divergences, comme le « néoconfucianisme » politisé qui déforme le Confucius historique autant qu’il occulte l’anarchisme du taoïste Zhuangzi (Tchouang Tseu), de même que l’ontologie de la Kabbale est étrangère à l’orthodoxie du judaïsme, et que l’gnosticisme du bouddhisme ou de l’école philosophique du yoga contredisent les formes de divinité personnalisées d’origine moyen-orientale. On découvre
          le théoricien bouddhiste Nāgārjuna, dont la « voie du milieu » n’est pas le« juste milieu » d’Aristote. Et plus généralement, les différentes perceptions de l’espace en Chine, notion non représentable et sans limites, ou du temps cyclique en Inde, par rapport aux représentations géométriques du logos et au temps vectoriel de tradition judéo-chrétienne en Occident (qui d’ailleurs contredit le temps éternel et l’incréé chez Héraclite et les anciens Grecs).

          A l’inverse, on découvre la convergence des logiciens de l’école du Nyāya, de l’Organon d’Aristote et de la scolastique médiévale en Occident. La même lecture plurielle permet de rapprocher de Machiavel l’école des légistes chinois ou le traité politique de l’Inde ancienne, l’Arthashastra de Kautilya4. Certaines filiations sont relativisées, comme celle du visionnaire Avicenne, classiquement présenté comme le penseur de l’« islam des Lumières », mais tout autant ancré dans la gnostique et la
          métaphysique persanes antérieures à l’islam5 ; ou replacées dans leur contexte historique, comme celle de Maïmonide, le jurisconsulte juif de l’Andalousie pluriculturelle du 12e siècle, qui « pense en grec, écrit en arabe et prie en hébreu », selon le spécialiste Maurice-Ruben Hayoun cité par Roger-Pol Droit, ce qui illustre parmi d’autres exemples l’influence directe ou indirecte des structures linguistiques sur les constructions intellectuelles et les représentations du monde.

          L’auteur entreprend, par de nombreuses références, d’ouvrir la réflexion sur les ressorts divers de la philosophie, son évolution et ses limites, sans exclure ses relations aux sagesses, religions et spiritualités. Les référencesessentielles sont reprises pour chacun des domaines étudiés, comme le taoïste Zhouang Zi, le théoricien incomparable de la Voie du Milieu bouddhique Nâgârjuna ; les relecture originales par les maîtres de la falsafa arabe de textes d’Aristote et de Platon comme Al-Kindi, Al-Farabi
          et Averroès, le talmudiste cordouan Maïmonide, admirateur d’Al-Farabi ;Anne Cheng et François Jullien (mais pas son contradicteur Jean-François Billeter) pour la Chine. Sans oublier, cité discrètement mais exceptionnellement en philosophie, Jiddhu Krishnamurti, que Droit associe curieusement à l’école de Shankara, alors qu’il est l’un des très rares penseurs à n’être tributaire d’aucune culture, autorité philosophique ou tradition spirituelle (le premier fait marquant du jeune Krishnamurti fut de rejeter l’autorité de la société théosophique, qui voulait en faire un guide spirituel, comme de toute autre autorité).

          Le grand mérite de l’ouvrage, unique à plusieurs titres, reste d’emmener le lecteur sur des terrains souvent mal connus ou inconnus des philosophies du monde, non seulement pour lui en faire découvrir les richesses, mais tout autant pour lui faire apprécier leurs convergences et leurs divergences au fil d’un voyage inédit qui renoue par ailleurs avec les sagesses et spiritualités trop vite oubliées au bénéfice de la seule raison.

          Notes :
          1 Avec Henri Atlan, Stock/Les essais, 2005.

          2 The Argumentative Indian: Writings on Indian History, Culture and Identity, Penguin, 2006
          (L’Inde. Histoire, culture et identité, Odile Jacob, 2007).

          3 Dirigé par André Jacob, PUF, 1989, 4 volumes. On pourrait aussi citer Paul Edwards, Encyclopedia of Philosophy, New York, MacMillan and Free Press et London, CollierMacmillan, 1967, Davis Copper, World Philosophies, Wiley-Blackwell, 1995, 2002, qui se présente comme la première introduction à tous les principaux systèmes philosophiques du monde), ou Joachim Ritter et al., dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, 1971-).

          4 Dont Gérard Chaliand a fait une utile présentation dans Kautilya, Traité du politique.
          Artha-Sastra, Pocket, « Agora », 2000, et L. N. Rangarajan un manuel exceptionnellement détaillé (The Arthashastra, New Delhi, Penguin Books,1987).

          5 Les historiens de la philosophie notent également qu’Avicenne a construit la distinction entre l’existence et l’essence, « distinction capitale … de Saint Thomas à Kant, en passant par Spinoza et Leibniz …tellement opératoire … que plus personne n’évoque Avicenne comme le philosophe qui l’a d’abord signalée… » (Ali Benmakhlouf, « La sagesse selon Ibn Sina », in La civilisation arabo-musulmane au miroir de l’universel. Perspectives philosophiques, Unesco, 2010, p. 153).

          Paul Ghils
          Recensions et notes de lecture
          Cosmopolis 2021/3-4 114
          A Journal of Cosmopolitics/Revue de cosmopolitique

          RecensionDroitpubl.pdf

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