Cafephilos › Forums › Les cafés philo › Les sujets du café philo d’Annemasse › Yoga, ce que le corps fait à la conscience ? D’après le livre d’Emmanuel Carrère. Sujet pour lundi 21.09.2020
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17 septembre 2020 à 16h34 #5929Yoga, ce que le corps fait à la conscience ?
Emmanuel Carrère semble dire qu’il doit au yoga d’être sorti de sa dépression, ce qui n’est pas le cas de Finkielkraut, à qui, selon lui, son égo ne doit rien à l’air qui passe dans ses narines.
On en parle : ce que la conscience doit au corps, faut-il passer par le corps pour « augmenter » sa conscience, pour accéder à une conscience de soi inaccessible autrement ?
Ci-dessous, des citations tirées de la page de présentation de France Culture de l’émission :
Le yoga est comme un processus d’exploration intérieure et d’unification de la conscience. Au delà d’une performance physique, c’est une pratique qui opère une transformation intérieure jusqu’à l’illumination !
« La méditation, c’est découvrir qu’on est autre chose que son ego ». Yoga d’Emmanuel Carrère
« Toutes les fois où l’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser
disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même la proximité de la pensée ».
Simone Veil« Je réfléchis beaucoup, je suis un homme de la pensée discursive, de la pensée associative… Et il y a chez moi une aspiration à un court-circuit de cette pensée discursive ; une tentative pour essayer de tarir cette espèce de babil intérieur perpétuel. Babil qui m’intéresse en tant qu’écrivain, mais l’idée de le faire taire à un moment me paraît quelque chose de désirable. »
Emmanuel Carrère« A quoi bon quitter son ego pour sa respiration, son ego pour ses narines ?! »
Alain FinkielkrautAlain Finkielkraut reprend cette définition de Kołakowski : cette aptitude à se remettre soi-même en question, à abandonner sa propre fatuité, son contentement de soi est aux sources de l’Europe en tant que force spirituelle.
Liens vers les sources :
– Emmanuel Carère, invité d’Alain Finkielkraut dans Répliques. France Culture.
– Emmanuel Carrère, invité de la librairie Mollat pour son livre, Yoga. Une interview, durée 55mn
– Autre lien : Pensée sans langage et hypothèse d’un langage de la pensée ? Stanilas Dehaene. Collège de France. 2020
– Mon corps est-il mon corps ? Merleau-Ponty expliqué par Olivier Dekens. Edition Editer.
– La phénoménologie de la perception. Article plutôt bien fait sur Wikipédia.18 septembre 2020 à 23h39 #5933Cher Ami, chers collègues,
Je vous remercie de cette intéressante proposition de discussion.
Je ne sais si l’idée en est venue à la suite de l’émission de France Culture consacrée au « yoga » et animée par Alain Finkielkraut, mais la référence à cette émission mérite quelques remarques.
Il apparaît en effet que cette émission passe complètement à côté du sujet, en raison essentiellement de l’ignorance manifestée, peut-être faussement mais en tout cas grossièrement, par Finkielkraut. Un philosophe quelque peu ouvert à l’histoire de la pensée aurait été incapable de proférer les commentaires affligeants qu’il a fallu entendre, mais peut-être ce « penseur » se réfugie-t-il dans la bulle rassurante de ceux qui veulent croire que la philosophie est grecque et rien que grecque (et allemande, selon le dogme de Heidegger qui, remarquons-le, ne connaissait rien en dehors du monde occidental, hors une incursion éphémère dans l’univers confucéen ?) et se demandent « les Chinois, les Indiens pensent-ils ?)
S’il est inutile de reprendre les réparties de Finkielkraut, quelques points me semblent importants :
1. Un premier rappel aurait été que l’école du yoga est d’abord l’une des darshana (s), écoles philosophiques classiques, fort imprégnées comme la tradition brahmanique de logique et de linguistique, qui remonte au Ive siècle a.c.n., lorsque Pãnini propose une première description linguistique du sanskrit, bien connue des linguistes occidentaux et qui inspira le monumental commentaire du grammairien Patanjali (IIe siècle a.c.n., non le philosophe du même nom qui a systématisé l’école du yoga), qui mêle observations linguistiques d type « structuraliste » et réflexions philosophiques. La grammaire joue en Inde un rôle comparable à celui de la géométrie en Grèce, ce qui fait que la tradition brahmanique peut être qualifiée de logocentrique. Les écoles dissidentes d’inspiration bouddhique ont notamment inventé cette forme originale de raisonnement logique que constitue le tétralemme, par lequel Nâgârjuna, fondateur de l’école « du milieu » (madhyamika) au IIe siècle, formalise le débat philosophique, mais avant tout la progression dialectique selon la séquence suivante « A existe/A n’existe pas ; A existe et n’existe pas ; n’existent ni A ni non-A. A noter que des schématisations correspondantes ont été proposées par divers logiciens en Occident dans une perspective philosophique ou scientifique.
1. Il faut aussi replacer ces écoles dans la tradition dialectique qui les caractérise, car les traités se placent presque toujours dans un débat philosophique, entre deux ou plusieurs opposants. L’auteur du traité expose longuement les positions de son ou de ses adversaires. Il peut ensuite leur opposer ses objections auxquelles doit répondre son interlocuteur. Lorsqu’il estime enfin avoir suffisamment présenté les thèses adverses, il consacre une dernière partie, souvent la plus courte, à sa propre position. Tout se passe ainsi comme si l’exposé de la position finale de l’auteur du traité importait beaucoup moins que la réfutation des autres positions possibles. L’important réside ainsi dans la confrontation, non dans le résultat, si résultat il y a, car on sait par avance que la thèse finale ne reflète que la position d’un des protagonistes. L’analyse des outils verbaux requise par l’art de la controverse se développe à partir de la tradition des Veda dès 500 avant notre ère et est alimentée par la contestation de l’autorité védique par les bouddhistes et les jaïnistes.
2. Autre point d’importance, la question dite « spirituelle », souvent confondue dans les débats courants avec le « religieux », auquel sont souvent renvoyées les écoles et disciplines « orientales » (encore un terme qui ne veut rien dire), comme si le gros de la philosophie occidentale ne se référait au christianisme ou au monothéisme (dans un geste qui culmine chez Hegel). Dans la tradition sanskrite, certaines écoles sont effectivement à tendance religieuse, mais d’autres sont à tendance logique (le Nâvya nyâya, « nouvelle logique »), étroitement associées à la tradition argumentative et discursive (linguistique), où l’attention portée aux questions de logique est intimement liée aux tentatives de mettre en question les autorités spirituelles. Mais ce sont les écoles plus radicales appelées lokâyatika ou cârvâka («beaux parleurs » selon leurs détracteurs – on pense aux plaideurs et « logographes » de la rhétorique grecque), terme qui recouvre divers groupes de matérialistes, de sceptiques et de fatalistes. A ce titre, l’école philosophique du yoga et son pendant théorique du Sâmkhya représentent une position dualiste intermédiaire qui conjoint l’irréductibilité de la nature matérielle primordiale (prakrti) et le plan spirituel dispersé en une infinité de monades (les puruṣa) – Michel Hulin en parle abondamment. La croyance en une divinité unique ou plurielle et le discours rationnel qui la justifie dans la «théologie», ne constituent pas le centre de la réflexion philosophique indienne ni dans le brahmanisme, ni dans le bouddhisme, dont la philosophie et souvent laïque. La notion d’absolu dans la parole védique (Mimamsa) ou dans son rapport à la conscience (Vedânta, Samkhya, Yoga) peut à cet égard être qualifiée d’athéiste (athéologique) en ce que la dimension religieuse et les concepts de transcendance et de divinité propres à la philosophie et à la théologie européennes ne leur correspondent pas.
3. Sur le plan de la rationalité, chez Kautilya par exemple (bien connu depuis que Gérard Chaliand a eu la bonne idée de le présenter en le rapprochant de Machiavel), auteur de l’Arthashastra (« traité des gains») rédigé vers 300 avant notre ère, l’enquête critique (anviksiki), dont le samkhya, le yoga et le lokayata sont les références principales, rejette explicitement l’usage exclusivement religieux de la tradition védique. La méthode critique est vue comme discipline autonome, même s’il va de soi que, comme chez les Grecs, celle-ci pouvait être utilisée à telle ou telle fin pratique de nature sociale, matérielle ou technique. Mais à la différence de l’invite de Platon aux esprits géomètres, c’est le langage qui, chez les Indiens, serait à mettre en exergue l’enquête philosophique, comme le remarque Michel Angot dans un ouvrage fondamental (Le nyāya-sūtra de Gautama Aksapāda. Le nyāya-bhāsya d’Aksapāda Paksilasvāmin. L’art de conduire la pensée en Inde ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2009).
4. Last but not least, certains courants brahmaniques originaires du Cachemire et associés aux tantras (autre cliché occidental réduit aux fantasmes sexuels) peuvent aussi être qualifiés de matérialistes ou pragmatistes, mais aussi spiritualistes. Plus essentiel, la filière cachemirienne était transmise avant tout non par des yogis mais par des femmes, les yoguinis, selon une méthode radicale parfois qualifiée de folle, iconoclaste, mystique et ludique tout à la fois, mais dont la raison est l’intégration psychosomatique des facultés du « moi » (ici considéré comme fondamental, par opposition aux courants mystiques visant à l’effacement du moi). Elle se fonde aussi sur une forme de liberté qui fait que Daniel Odier parle de « non-voie » (anupaya), par rapport à la voie (upaya, ou discipline) qui fait penser au tao/dao chinois (appelé « technique » par Jean-François BIlleter).
Je proposerais de joindre aux références quelques noms bien connus, comme Roger-Pol Droit, Pierre Angot, Marc Ballanfat et bien d’autres, qui ont produit des ouvrages érudits et pertinents traitent du sujet en connaissance de cause, dans l’esprit philosophique planétaire qui doit être celui de notre époque. J’ai aussi aimé, de Jonardon Ganeri, Philosophy in Classical India, Routledge, Londres, 2001, notamment le chap. I «The motive and method of rationality».
Et pardon pour ces digressions un peu longuettes…
Paul Ghils -
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