La coopération dans la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP)

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La coopération dans la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP)
Michel Tozzi, professeur émérite en sciences de l’éducation, université Montpellier 3

Qu’est-ce que la DVDP ?
La DVDP est le dispositif (inspiré par A. Delsol et S. Connac), mis en oeuvre de façon privilégiée par M. Tozzi dans sa méthode pour pratiquer la philosophie avec les enfants et dans la cité. Celle-ci représente l’un des courants dans la diversité des Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) en France.
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 Ce dispositif articule étroitement deux éléments :

1) Un cadre à visée démocratique, inspiré par la pédagogie coopérative, avec une répartition entre les élèves ou les adultes de plusieurs rôles (président de séance, reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs…) ; des règles de prise de parole (On lève la main, tour de parole donné dans l’ordre à celui qui lève la main, priorité à celui qui n’a pas encore parlé ou peu, perche tendue au muet, droit de se taire…) ; et une éthique discussionnelle (On ne coupe pas la parole à un camarade, on ne se moque pas de lui…).

2) Des exigences intellectuelles portées par le maître, qui accompagne la discussion par des interventions ciblées sur la mise en oeuvre de processus de pensée : définition de notions, élaboration de concepts en extension à partir d’exemples/contre-exemples, et en compréhension par la construction d’attributs, notamment à partir de distinctions conceptuelles (processus de conceptualisation) ; questionnement de ses opinions et de celle d’autrui, de leur origine, présupposés, conséquences (processus de problématisation) ; formulation d’hypothèses de réponse, d’arguments rationnels justifiant des thèses et des objections (processus d’argumentation).

La coopération, comme entre-aide mutuelle entre participants du groupe-classe (enseignant compris), est au coeur de ce dispositif.

Coopération dans l’organisation du dispositif

La répartition des rôles dans la classe joue à la fois sur la spécialisation des statuts et la complémentarité des fonctions, qui assurent à la fois la pertinence et la cohérence de l’ensemble comme système co-formateur : le président gère la forme de la discussion, l’enseignant-animateur le fond, le reformulateur s’occupe à la demande de l’animateur de reformuler l’intervention d’un participant, le synthétiseur à chaud (ou les journalistes à froid) de la mémoire du groupe. Il y a là un système de coanimation, exerçant un pouvoir effectif (celui de « chef » de la parole, de questionneur, de mémoire collective..), mais sans domination, car aucun des coanimateurs, s’abstenant de dire son point de vue, ne pèse sur le fond des débats, laissant la place aux discutants. Système de coanimation solidaire, où les rôles se complètent : le président et l’animateur doivent agir en synergie, car le président doit être attentif à la priorité de parole de l’animateur, qui ne doit rater aucune opportunité philosophique émergente ; gérant la forme, le président aide l’animateur, car celui-ci, dégagé de cette énergie à donner la parole, peut se consacrer entièrement au fond ; le synthétiseur s’appuie pour ses notes sur les reformulations du synthétiseur ou de l’animateur, qui l’aident ainsi dans sa tâche ; le président donne la parole aux petits parleurs et tend la perche aux muets, les aidant ainsi à participer. L’enseignant, parce qu’il a délégué une partie de son pouvoir à des élèves, les aide à faire de nouveaux apprentissages : présider, reformuler, synthétiser etc.

Quant aux discutants, ils sont surs grâce au président d’intervenir à leur demande et à leur tour, d’être écoutés par le reformulateur et le synthétiseur, posture sans laquelle ceux-ci ne pourraient comprendre et redire ou noter ; et ils sont accompagnés dans leurs processus de pensée par l’animateur. Et les observateurs en cycle 3 vont aider le groupe à analyser la répartition de la parole dans la classe, les fonctions exercées, les processus de pensée, et proposer des améliorations. Si l’animateur ou le reformulateur ne comprennent pas l’expression d’un élève, il est demandé aux autres de l’aider par une reformulation de ce qui a été compris. Cette solidarité de statuts complémentaires et l’esprit d’entraide à la réussite des fonctions accroit la cohésion du groupe et instaure un climat de confiance, car on a besoin de tous au sein de la classe instituée en communauté de travail.

Coopération sur le fond de la discussion

Cette communauté de travail est une « communauté de recherche » (M. Lipman). Comme il s’agit de réfléchir ensemble sur les problèmes fondamentaux posés aux hommes (la vie, le vivre ensemble, l’amitié, l’amour, grandir, la vérité, la liberté, la violence etc.), concernant tout le monde et chacun, cet intérêt anthropologique commun de questions amenées souvent par les enfants eux-mêmes produit un effet de solidarité sur la commune condition humaine. Prédomine alors le rapport de sens où je cherche avec les autres, parce que j’ai besoin des autres comme partenaires pour comprendre et avancer sur notre question commune, sur le rapport de force où je combats contre l’autre comme adversaire pour avoir raison. Dans cet « intellectuel collectif », le groupe et chacun deviennent pour tous les autres une ressource pour ma pensée.

La confrontation sociocognitive est vécue sur le mode coopératif et non conflictuel : l’objection est un cadeau intellectuel pour aller plus loin, et non plus une agression contre ma personne. Je vis l’expérience civilisatrice du « désaccord dans la paix civile ».

D’où l’effet de pacification du groupe, de réduction de la violence : d’une part par le cadre démocratique assurant, par des règles à la fois pratiquement fonctionnelles et éthiquement compréhensibles, un « contenant psychique aux pulsions », comme disent les psychanalystes, propice à la sécurité individuelle et à la confiance mutuelle ; et d’autre part par le caractère anthropologique des sujets abordés, unifiant le groupe par la communauté des problèmes humains, dans un climat d' »éthique communicationnelle » (J. Habermas).

Un système de co-formation

Dans ce système, chaque tâche remplie développe des compétences spécifiques ; d’où l’intérêt de leur rotation, pour que chacun accroisse un panel différencié de compétences. Chaque fonction est nécessaire au système d’ensemble, donc aide à son bon fonctionnement. C’est une pratique organique et systémique de la coopération démocratique et de l’entraide réflexive réciproques. Elle instaure un système de co-formation. Le président apprend à gérer démocratiquement la parole dans un groupe ; il apprend de son observateur comment il exerce son cahier des charges ; le reformulateur et le synthétiseur apprennent à écouter leurs camarades ; les discutants apprennent à faire avancer une discussion avec les autres, et pas seulement à exprimer leur point de vue (responsabilité collective) ; le maître apprend beaucoup des questions des enfants, de leur façon d’aborder les problèmes en fonction de leur expérience propre etc. Nous avons là un exemple remarquable de croisement d’une coopération démocratique avec une coopération réflexive…


(1) Avec l’aimable autorisation des Cahiers Pédagogiques.

(2) Voir Nouvelles pratiques philosophiques à l’école et dans la cité, Chronique Sociale, 2012.

Merci à Diotime (Revue Internationale de Didactique de la Philosophie) pour leur aimable autorisation à publier cet article. 
Lien vers l’original : Diotime, n°64 (04/2015)