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Auteur: Daniel Mercier (Café philo Sophia)
Titre original : Ce qui se joue dans un café philo – La tâche de l’animation (août 2007)
Le questionnement dépendant-il du « background » philosophique de l’animateur ?
S’agit-il de simples reformulations ?
Un effet pervers de la culture démocratique ?
Avons-nous besoin d’ «étais philosophiques» pour exercer « une pensée par soi-même” ?
Retour sur l’illusion d’un animateur incarnation de la neutralité et de l’universalité…
Qu’en est-il de la référence socratique ?
De la place de l’autre et ses enjeux philosophiques [/box]
Un questionnement dépendant du « background » philosophique de l’animateur…
Dans le prolongement d’une « culture de la question » que les nouvelles pratiques pédagogiques ou « androgogiques » cherchent à promouvoir, l’animation d’un café philo cherche elle aussi à provoquer sans cesse une démarche de questionnement : mettre en « perspective philosophique » un problème, du point de vue des interventions de l’animateur, n’est-ce pas précisément le questionnement insistant et répété du discours prononcé ? L’opinion non questionnée, en tant qu’elle se cache souvent dans le discours, est ainsi systématiquement débusquée ; la tentation, sans cesse présente, de « fermer » la discussion par des affirmations insuffisamment interrogées est mise en échec. C’est ainsi que de nouvelles pistes, et donc de nouveaux questionnements, sont proposés, permettant alors à des discours philosophiquement articulés de se faire progressivement jour. Les interventions de l’animateur sont à ce titre importantes : il met en oeuvre un travail de « pontonnerie » entre d’une part les idées émises, et d’autre part ce qui peut constituer le « background » philosophique sous-jacent au problème traité.
Pas de mise en perspective sans point de vue…
Il s’agit en quelque sorte d’expliciter les supposés et enjeux philosophiques de ce qui est dit, l’implicite étant le plus fréquemment la règle. Mais cet « explicite » n’est pas neutre, comme s’il y avait un point de vue radicalement extérieur et objectif sur le monde. Il relève au contraire d’une interprétation (pour utiliser un vocabulaire nietzschéen), propre à éclairer et à donner sens. Même si l’animateur doit faire effort pour ouvrir plusieurs pistes propices au cheminement philosophique, il parle à partir d’une perspective qui est la sienne, quelque soient par ailleurs ces efforts d’objectivité. En effet, pour être en mesure de « tirer des fils philosophiques » à partir de l’écheveau proposé, « mettre en perspective philosophique », comme cela a été dit, les paroles de l’intervenant, il faut parler à partir d’un point de vue : il n’y a pas de « perspectives » sans « point de vue » !
Une simple reformulation ?
Ainsi l’animateur « prend parti », contrairement à ce que le « politiquement correct » en la matière voudrait laisser penser. C’est la raison pour laquelle se contenter de caractériser l’intervention de l’animateur de « reformulation » n’est pas suffisant. De plus, le terme de « reformulation » doit être réservée à sa signification initiale, héritée de la psychologie humaniste (Rogers) : il s’agit de « refléter » ce qui est exprimé, aussi bien dans son aspect verbal que dans celui des sentiments (souvent non verbalisé), dans le but d’une aide psychologique : l’écoute manifestée ainsi, contribuant au sentiment d’être réellement entendu et à une meilleure compréhension de soi, doit favoriser le développement de la personne. Même si cette dimension est en quelque façon présente dans un café philo, elle est loin de rendre compte de la spécificité du « traitement philosophique » évoqué plus haut, seul capable d’alimenter la discussion philosophique et de permettre son approfondissement. Et même si, par moment, le « retour » de l’animateur peut s’apparenter à une reformulation, celle-ci n’est opérante que si elle clarifie et participe déjà d’une « traduction » de nature philosophique.
Un effet pervers de la culture démocratique…
Comment interpréter alors cette tendance particulièrement insistante qui traverse une partie de ces nouvelles pratiques philosophiques, et que l’on pourrait caractériser ainsi : aucun savoir, ni pouvoir, qui implique une nécessaire dissymétrie, ne doit venir entraver la nécessaire communication horizontale, à égalité entre les interlocuteurs. De l’animateur autogestionnaire à l’animateur reformulateur, ne sommesnous pas en présence d’une tentation qui signe un trait dominant de l’époque : chacun est un « prince » capable de réinventer pour lui-même la philosophie, pourvu qu’on le laisse parler. Mais si nous n’y prenons garde, il se passe dans les cafés philo ce qui arrive trop souvent dans les dissertations des élèves : ces derniers croient que « penser par soi-même » consiste à égrainer des opinions personnelles qui, si elles ne sont pas préalablement interrogées, ne sont que des préjugés. Il est urgent, à mon sens, de prendre toute la mesure de ce phénomène ; ne s’agit-il pas d’un effet pervers de toute culture démocratique : à partir de l’affirmation de l’égalité des droits et dignité de chacun, ô combien légitime, ne sommes-nous pas tenté de conclure à l’égale valeur des pensées ? Effectivement, nous pouvons, d’un certain point de vue, affirmer que quiconque a « toutes les bonnes raisons du monde de penser ce qu’il pense et de dire ce qu’il dit ». Mais la légitimité de cette affirmation est d’ordre psychologique, et non pas philosophique ! Il est illusoire de croire que l’on peut « penser par soi-même », ce mot d’ordre de la pensée des Lumières, tout seul !
Nous avons besoin d’ « étais philosophiques » pour exercer « une pensée par soi-même »…
La pluralité et la confrontation des points de vue vont susciter nécessairement argumentation et questionnement dans la discussion. Mais cela suffit-il ? Nous pensons au contraire que les problématiques sous-jacentes à une question posée sont solidaires de références incontournables à l’histoire de la philosophie. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas besoin d’être explicitement connues pour être plus ou moins agissantes dans le discours : nous sommes aussi, inconsciemment, un peu dépositaires de l’histoire des idées, en tant qu’êtres culturés, et donc héritiers en quelque façon. Mais lorsque nous ne sommes pas nous-mêmes dans une démarche de connaissance à travers la fréquentation des livres et des auteurs, nous avons besoins d’ « étais philosophiques » pour former et alimenter notre questionnement… Comment en effet articuler notre réflexion individuelle et collective sur le problème choisi, avec celles extérieures et antérieures à nous, et qui constituent une sorte de « matrice » philosophique initiale ? N’est-ce pas précisément dans cette articulation que résident le rôle et la compétence de l’animateur ? La formulation même du problème (quelque soit le sujet proposé) est associée à un réseau de notions et de questions qui pré-existe à la discussion. En ce sens, celle-ci est aussi, dans une certaine mesure, une entreprise de « dévoilement ».
Retour sur l’illusion d’un animateur incarnation de la neutralité et de l’universalité…
Ce rôle de l’animateur nous renvoie immédiatement à sa prétendue neutralité, dont il a été précédemment question : l’illusion majeure consisterait à se persuader que la philosophie peut nous permettre d’avoir accès à un universel décontaminé de toute « préférence ». C’est la fameuse « volonté de vérité » traquée par Nietzsche, en tant qu’idéal de vérité renvoyant nécessairement à la question « qui veut ? » derrière celui-ci, c’est à dire avant tout à des choix et des valeurs solidaires d’un « être au monde » ou d’une volonté singulière. A la différence de Nietzsche qui disqualifie cette volonté de vérité en tant qu’elle serait la manifestation de forces nihilistes qui s’opposent à la vie, nous pensons que la philosophie ne peut pas se défaire (même celle de Nietzsche !) de la référence à la vérité comme idéal régulateur ; mais elle doit en permanence mobiliser ces valeurs de lucidité et de probité pour toujours s’interpréter elle-même comme interprétation, point de vue, perspective, sans jamais céder à la tentation de « passer pour la vérité ». Une pensée philosophique trahit toujours un « style » -qui d’ailleurs est largement trans-personnel, au sens où il ne m’appartient pas en propre- même et surtout quand elle prétend s’affranchir de toute subjectivité. Ne pouvons nous pas soutenir que la philosophie n’effectue aucune vérité à proprement parler, mais qu’elle est en revanche heuristique, c’est-à-dire apte à « féconder » du sens, même lorsqu’il s’agit d’affirmer l’insignifiance et l’insensé, comme par exemple dans l’oeuvre de Clément Rosset ! Cela signifie notamment que l’animateur ne peut pas ne pas signer de son empreinte ou de son style ces interventions. La neutralité parfois revendiquée est bien relative. La place qui lui revient entraîne certes une responsabilité : elle lui commande de mettre en oeuvre une pensée « élargie » et une éthique de l’ouverture ; mais il doit assumer par ailleurs la marque qu’il imprime, qui est sa « marque de fabrique ». Cela est parfaitement compatible, il me semble, avec le profond respect pour ce qui tente de s’articuler ici maintenant à travers la parole de l’intervenant : il s’agit là encore de retrouver la perspective plus ou moins dévoilée à partir de laquelle il pense (mais que nous repérons à partir de notre place !). En ce sens, construire une réflexion philosophique collective, ne consiste pas à partager tous ensemble la même représentation du monde et de nous-même dans ce monde ; elle consiste bien davantage à permettre à chacun de prolonger sa vision, y compris en passant par de la « déconstruction », d’étayer philosophiquement son propre cheminement. Ainsi ce qui apparaît comme succession de discours n’est que la partie visible d’une partie beaucoup plus importante immergée, constituée par les multiples entre-croisements « rhizomiques » de nombreuses pensées individuelles, qui continuent leur chemin bien longtemps après le café philo… Nous reviendrons sur ce développement en rhizomes, qui constitue selon nous la seule tentative crédible de « monde commun ».
La référence socratique ?
Peut-on dire que l’animateur est une espèce de Socrate moderne, ou plus justement, peut-il prendre la posture socratique pour modèle ? La forme dialoguée du discours philosophique est effectivement propice à ce rapprochement. Mais il faut éviter ici une confusion : les dialogues écrits de Platon ne relèvent pas d’une structure dialogique véritable, contrairement aux authentiques interactions verbales de Socrate avec ses interlocuteurs de son vivant. Le « dialogue » platonicien, de nature foncièrement monologique, est davantage un procédé stylistique au service d’une rhétorique et/ou d’une pédagogie. Ce qui est en jeu dans cette forme, c’est, malgré tout, une certaine dogmatique intellectuelle où il s’agit essentiellement de faire découvrir une vérité « déjà là », et où les questions ou réactions des interlocuteurs ne sont que des « faire-valoir » ou instruments au service de la démonstration, plutôt qu’une authentique recherche dialogique sur le chemin de la vérité. Ce procédé a d’ailleurs était utilisé systématiquement au Moyen Age dans les « dialogues scolastiques ». Le rapport à la vérité est devenu aujourd’hui beaucoup plus problématique qu’il ne l’était chez Platon. Avec la crise des fondements de la connaissance qui, à partir du début du XXème siècle, a durablement marqué notre temps, nous sommes passés de la « vérité possession » (illustrée parfaitement par le Mythe de la Caverne), qui implique un rapport de maîtrise par rapport à la vérité, à une conception de la « vérité-horizon », soucieuse de faire le deuil de la « réalité ultime » ou de l’absolu. Il reste que Socrate peut continuer d’inspirer utilement l’animateur d’un café philo dans sa dimension d’ « accoucheur » : ce pouvoir maïeutique à partir d’une « mise à la question », ce rôle de « poisson-torpille » qui caractérise les interventions de Socrate, sont en effet de nature à catalyser ou activer l’exercice de la pensée.
La place de l’autre et ses enjeux philosophiques
L’animateur doit savoir aussi que, si nous voulons échapper à la simple juxtaposition et altérité de perspectives plurielles qui nous condamneraient au solipsisme ou au subjectivisme, il est indispensable de compter sur l’autre, c’est-à-dire faire vivre le « nous » de l’intersubjectivité. Seule celle-ci rend possible un « principe d’universalisation » (Habermas) qui implique idéalement que chacune des parties prenantes se mettent dans la perspective de toutes les autres (c’est l’impératif catégorique alternatif à l’impératif kantien qui prétend légiférer de la place d’un « tout autre » abstrait). N’est-ce pas cette exigence principielle qui doit guider l’animateur de café philo ? Rapprocher les perspectives, non pas en cherchant des consensus mous qui affadissent la pensée, mais dans une logique de la complexité qui peut réunir des vérités antagonistes et complémentaires. Dans la logique aussi d’une rationalité véritable, celle qui sait se prémunir contre une réification d’elle-même, celle qui sait toute vérité périssable et provisoire. Enfin et surtout, il ne s’agit pas de prétendre illusoirement abandonner toute « perspective », mais essayer, par le dialogue (ou le plurilogue !), de réduire la distance qui me sépare de mon allocutaire. Toute parole, même au café philo où elle peut être dirigée vers l’ensemble du groupe, est une parole « adressée ». Cela signifie en particulier que son sens n’est pas seulement pour l’autre mais aussi par l’autre. C’est ainsi que peuvent se développer des pensées à la fois singulières et « élargies » par ces rencontres intellectuelles, ce que nous avons précédemment métaphoriquement décrit comme développement en « rhizomes ». Autrement dit, c’est en ce sens d’inter-comphréension et de rapprochement (ce qui ne signifie pas annulation des perspectives), que se joue la question du Nous et d’un possible « monde commun ».