La liberté d’expression, jusqu’où ?

[box content] Auteur : Michel Tozzi, Professeur d’université, Montpellier III

Cette chaîne mortifère : dogmatisme/intégrisme/sectarisme/fanatisme/terrorisme, qui a été brisée par les philosophes de la tolérance (Montaigne, Locke, Voltaire etc.) et de l’idéal des lumières, doit être combattue par la démocratie et son esprit laïque pluraliste, par l’éducation à la culture de la question, de l’esprit critique, de la réflexion et de la tolérance. […] La liberté d’expression oui ! Mais jusqu’où ? [/box]

 

Du dogmatisme au terrorisme

Le dogmatisme, c’est la certitude de posséder La Vérité, absolue, définitive, sans doute ni discussion possibles. C’est aussi – le dogmatisme devient ici intégrisme -, prendre à la lettre des textes sacrés, sans interprétation envisageable, parce qu’ils disent d’eux-mêmes la seule Vérité possible, dans leur littéralité. La Bible est ainsi pour certains un ouvrage scientifique, qui non seulement raconte (comme un mythe plein de sens), mais explique l’origine du monde, la création, nie la théorie de l’évolution etc. Le Coran, dans le choix précis de certaines sourates, est pour d’autres la parole même de Dieu, anhistorique, à prendre littéralement sans leur contexte historique.

Le dogmatisme et l’intégrisme excluent ceux qui ne pensent pas comme vous, que ce soit au niveau idéologique, politique, religieux, puisque vous avez le monopole de la Vérité, la légitimité de l’orthodoxie.

Cette attitude débouche sur le sectarisme, attitude communautaire dans laquelle cette Vérité unique et absolue est partagée au sein d’un groupe qui nie le pluralisme des idées, le droit du lecteur à l’interprétation, la tolérance à la différence et la liberté d’expression dans un régime démocratique. Ce qui est nié, c’est le droit à la critique, et donc à une pensée libre de tout endoctrinement.

Ce sectarisme débouche sur le fanatisme, attitude qui cherche à faire partager à tout prix cette Vérité, en employant au besoin la force (ex : croisade, colonisation, guerre sainte, terrorisme). Et ce avec la bonne conscience que c’est pour le bien d’autrui, du peuple, de l’humanité, puisque c’est La Vérité. Celui qui meurt en tuant n’est plus alors un assassin, mais un héros, un martyr.

Cette chaîne mortifère : dogmatisme/intégrisme/sectarisme/fanatisme/terrorisme, qui a été brisée par les philosophes de la tolérance (Montaigne, Locke, Voltaire etc.) et de l’idéal des lumières, doit être combattue par la démocratie et son esprit laïque pluraliste, par l’éducation à la culture de la question, de l’esprit critique, de la réflexion et de la tolérance.

Un des moyens, c’est le développement de la pratique de la discussion, avec les enfants et les adultes.

Une discussion qui n’est pas un débat-combat, mais un enrichissement par l’écoute et le respect de la parole et de la personne de l’autre, dans un cadre d’éthique communicationnelle, où chacun peut librement exprimer son point de vue, où l’on cherche avec, et ne lutte pas contre, où l’on vit le désaccord des idées dans l’échange constructif et la paix civile…

L’atelier philo en classe et avec des adultes, le café philo dans la Cité sont des exemples de l’anti dogmatisme, de l’esprit démocratique et philosophique de la discussion…

Michel Tozzi

 

La liberté d’expression oui ! Mais jusqu’où ?

Dans tous les débats que j’ai animés avec des adultes et des adolescents dans la période, il revient systématiquement la question de la liberté d’expression et de ses limites…

La liberté d’expression est la possibilité effective de dire, d’écrire ce que l’on pense, de créer (dessin, film etc.) ce que l’on veut, sans la censure d’un pouvoir (politique, religieux…). C’est un droit démocratique fondamental, reconnu comme tel dans une démocratie, qui autorise une expression de ses opinions dans l’espace public (livres, médias etc.).

Cette liberté a comme limite la prise en compte de l’existence d’autrui, sa liberté et la nécessité de vivre ensemble : ne pas diffamer autrui (porter atteinte à son image, sa réputation) ; ne pas inciter à la haine, au racisme, au terrorisme (qui troublent l’ordre public).

Cette liberté prend une coloration particulière en France, pays laïque : le blasphème n’y est plus un délit (contrairement à l’Angleterre, l’Italie…), la liberté de la création artistique est protégée.

La plupart des gens sont d’accord sur le fait qu’il est inhumain de tuer quelqu’un qui ne pense pas comme vous, même si vous pensez qu’il vous a offensé. Il y a disproportion entre l’offense et la « punition » (qui tient plutôt lieu d’une vengeance sauvage). Mais beaucoup aussi soutiennent Charlie tout en n’étant pas du tout d’accord avec certains de ses dessins. La question est alors soulevée de savoir s’ils avaient le droit de les dessiner.

Le problème vient de ce que des croyants (Chrétiens, musulmans etc.) se sentent agressés par des caricatures, des films etc., alors même que celui qui s’exprime ou crée exprime une vision du monde, et n’a pas forcément l’intention de blesser. Ils prennent comme une offense et au premier degré, littéral, ce qui pour les dessinateurs relève du droit d’impertinence, de la satyre, de l’humour, d’un second degré. Ils voudraient limiter la liberté de s’exprimer et de créer au nom du respect de leur religion, de leur différence. D’où les plaintes devant les tribunaux, qui en France tranchent souvent en faveur de la liberté d’expression ou de création, puisque le blasphème n’est pas un délit. Certains voudraient alors changer la loi.

D’autres, y compris des athées, trouvent que certains « exagèrent », qu’il faudrait se réguler soi-même, réfléchir aux conséquences de ses actes (On sait que des caricatures de Mahomet vont entrainer des manifestations, parfois des morts dans les pays musulmans, des réactions violentes en France etc.), se responsabiliser.

D’autres protestent contre ce qui entrainerait une autocensure, une pression stérilisante sur les créateurs. On n’a pas à s’interdire d’exprimer ce à quoi on ne croit pas soi-même (ex : il ne faut pas dessiner, et a fortiori caricaturer Mahomet).

D’où les questions :

–  La loi actuelle est-elle satisfaisante ? Doit-on laisser l’appréciation de la portée de ce que l’on dit à ceux qui l’expriment ? Ou faut-il limiter davantage la liberté d’expression, puisque certains ne s’autorégulent pas eux-mêmes (Ex : rétablir le blasphème comme délit ?). Mais restreindre la liberté d’expression serait une atteinte à la laïcité, qui permet d’exprimer librement son incroyance (comme sa croyance), à la démocratie (On serait sur une pente dangereuse, théocratique)…

Difficile de trancher, car il y a ici un conflit de légitimité : liberté d’exprimer son avis versus être respecté dans sa croyance (Max Weber dirait : « éthique de conviction » versus « éthique de responsabilité »). Il faut donc hiérarchiser entre des valeurs, ce qui constitue un dilemme moral. Celui-ci ne peut être clarifié que par des argumentations contradictoires, afin de soupeser chaque point de vue et se décider en connaissance de cause.

Quels sont vos arguments, et qu’en concluez-vous ?

NB : Ne pas réduire, à cause des événements, la  question de la liberté d’expression à la question religieuse. L’étranglement de la presse écrite et les puissances financières ou les pressions politiques restreignent de fait cette liberté. 50% des procès aux dessinateurs français sont le fait des multinationales…

Michel Tozzi