Le kairos dans une DVDP (Discussion à visées démocratique et philosophique) : une éthique de l’intervention pour l’émergence de sujets pensants

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Le kairos dans une DVDP (Discussion à visées démocratique et philosophique) : une éthique de l’intervention pour l’émergence de sujets pensants
Auteur : Michel Tozzi, Professeur émérite à l’université, Montpellier III
Article paru dans Diotime n°60 (4/2014)

A) Didactique et hasard
Les grecs ont figuré le kairos comme un Dieu du temps imprévisible, qui ne fait que passer dans l’instant (au contraire de son frère Chronos qui dure), interprétable par son imprévisibilité comme un hasard qu’il faut saisir quand on l’entrevoit comme une main tendue, au moment précis et comme il faut.
La didactique s’inscrit dans la tentative moderne des sciences humaines de rationaliser les actions humaines, dont l’action éducative, pour ce qui nous concerne l’apprentissage du philosopher.
Il y a donc un paradoxe à vouloir articuler raison instrumentale, planificatrice, et kairos imprévisible, hasardeux. Peut-il y avoir une place pour le kairos dans une didactique, et si oui laquelle ?
Nous faisons l’hypothèse que la pratique de terrain de la DVDP (dans le cadre du dispositif Delsol-Connac-Tozzi) peut nous éclairer
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B) Qu’entendre par kairos dans une DVDP ?

Il est difficile de décrire la pratique d’un animateur de Dvdp, quand elle est subtilement philosophique. Il y a certainement le style d’un homme (ou d’une femme), la part idiosyncrasique, singulière. Mais il y a aussi des gestes professionnels qui peuvent s’acquérir par la formation et se perfectionner avec l’expérience.

J’entends par « Kairos » dans une Dvdp une occasion à saisir par l’animateur pour faire avancer la réflexion dans la discussion. Elle n’est jamais programmée d’avance, mais surgit, comme un événement fournissant une opportunité à exploiter. Pour l’animateur, la surprise dans une Dvdp est toujours au rendez-vous. La surprise, c’est ce qui surgit sans être programmé, sur un fond d’imprévisibilité, même si c’est potentiellement attendu, ou plutôt reconnu comme philosophiquement intéressant.

Dans une Dvdp, l’animateur ne veut rien « faire dire », même s’il aimerait que « ça sorte » : dans les faits, « ça vient » (ou pas), et pas forcément quand il le souhaiterait, après une question posée par exemple (d’où le deuil toujours recommencé). Il assume la perte de ce qui aurait dû être dit, trouvé dans la discussion, sorti à tel moment, d' »incontournable » sur la question. Ça aurait été bien, mais tant pis ! Sa posture de non-savoir creusant le vide ouvre à la possibilité d’une construction de son savoir par le participant, mais assume aussi son non-savoir. Toute question reste épistémologiquement ouverte…

La surprise pour l’animateur peut être quasi nulle, ou relativement prévisible, sur un contenu concernant la même question qu’il a traitée plusieurs fois dans son expérience accumulée, car des représentations, des thèses ou des arguments peuvent être récurrents sur un sujet donné. Mais dans ce cas, il peut rarement prévoir à l’avance le moment où et quand cela viendra. Et il y a la surprise complètement inédite, jamais encore entendue, du moins sous cette forme. A condition bien entendu de l’entendre, de savoir (l’) entendre… « Ecouter cognitivement » pour comprendre s’apprend. Ecouter pour saisir au vol de la parole l’embryon d’une pensée aussi, mais c’est plus subtil…

C) L’horizon d’attente philosophique de l’animateur

Car cette écoute se fait sur un horizon d’attente de l’animateur philosophique : que de la philosophie se produise. Une visée philosophique anime l’animateur (on parle de DVDP). Et il peut être fréquemment déçu, à cause de cet horizon attendu, quand on s’enlise dans des exemples, du vécu, du témoignage sans analyse, quand on bifurque hors question, affirme ou nie sans justifier etc. Comparons cela à l’horizon d’attente d’un lecteur de roman : il sait qu’on va lui raconter l’histoire, mais il ne sait pas encore laquelle, et pourtant il sait que c’est une histoire…

L’animateur attend, mais comment décrire cette attente : il n’attend rien de précis, de trop précis, sinon c’est lui qui susciterait ce qu’il attend, et orienterait (trop) directivement la discussion : les élèves découvriraient ce qu’il avait prévu, ce qui peut être formateur pour eux, mais est autre chose qu’une discussion : c’est un « cours dialogué » où l’enseignant utilise le questionnement pour aller vers où il veut aller, en s’appuyant sur les réponses qu’il juge pertinentes à des questions qu’il a prévues dans une progression. Donc il attend que quelque chose se produise. Mais pas n’importe quoi.

Il espère, il postule même qu’une perle de pensée peut, et même va advenir. Il travaille avec, sur et par cette attente. Une attente en fonction d’une écoute ciblée, spécifique, une sorte de grille philosophique de réception. C’est un guetteur, une vigie, qui annonce la bonne nouvelle d’une pensée qui pointe. Il surveille en effet toute émergence problématisante, conceptuelle ou argumentative. Mais d’une vigilance sans contrôle de conformité, c’est là la subtilité. Pour qu’il y ait kairos à saisir, il faut en effet que quelque amorce de pensée se présente, qu’il y ait de l’apparition. L’animateur est accueillant, présent, concentré, attentif : il est et reste pendant toute la discussion disponible, ouvert à tout événement potentiellement philosophique qui jaillit. C’est sa formation philosophique et son expérience de l’animation qui l’alertent, le mettent en alerte sur cette potentialité.

Double attente philosophique : une attente en forme d’espérance, parce qu’il fait confiance à la capacité de penser de ses interlocuteurs (postulat d' »éducabilité philosophique », de « philosofiabilité »). Et une attente en forme d’exigence, car il accompagne philosophiquement les individus et le groupe : il assiste à ce qui émerge mais il assiste cette émergence pour la conforter philosophiquement. Il y a accompagnement, pas pour guider quelque part en étant devant, mais en étant à côté pour cheminer ensemble. Peut-on utiliser la métaphore de l’aikido : utiliser la force de pensée de l’adversaire pour jouer philosophiquement avec elle ? Aider, pour le dire avec les concepts d’Aristote, à ce que cette puissance passe à l’acte.

On peut décrire cet horizon d’attente philosophique comme l’émergence de certains processus de pensée : pour que de la philosophie se produise, il faut par exemple du questionnement des participants, chez eux et entre eux ; de la problématisation d’une notion ou d’une question : son intérêt anthropologique, son sens existentiel, son urgence à l’envisager, la difficulté de le faire (penser la notion, répondre à la question). Il faut savoir de quoi l’on parle, définir les notions en extension, et surtout en compréhension, faire des distinctions conceptuelles, établir la carte ou la trame conceptuelle d’une notion qui permettent de la conceptualiser. Explorer les réponses possibles à une question, formuler les thèses en présence comme autant d’hypothèses à valider ou infirmer rationnellement, trouver des arguments pour chacune, chercher le meilleur argument pour savoir quelle est la meilleure, et si ce que l’on pense est vrai…

« L’oreille philosophique », qui n’est pas une « oreille absolue » mais s’éduque, est donc munie de ces récepteurs spécifiques, qui permettent de détecter, dans ce qui affleure au langage, ce qui peut être de l’ordre de la pensée, ou peut le devenir moyennant précision, approfondissement. Saisir le kairos, c’est « sauter sur » ce qui advient de (potentiellement) philosophique : dans l’imaginaire du mythe grec du dieu kairos, « prendre par les cheveux de devant », sinon ça glisse sur la nuque chauve de derrière et c’est trop tard, on est passé à autre chose.

Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

D) La pratique du « rebond »

Il s’agit d' »attraper » ce qui (se) passe chaque fois que pointent, apparaissent, par exemple :
> une question pertinente provenant des participants (« Il vaut mieux récompenser quelqu’un en fonction du travail ou du résultat ? »), posée à soi à haute voix ou au groupe ; un questionnement de la question (« Si on se demande comment être juste, c’est qu’on peut l’être. Mais est-ce possible d’être juste ? ») ;
> une demande de définition par un participant d’une notion contenue dans la question posée (Ex. : quand on dit « C’est pas juste ? », qu’est-ce que cela veut dire « juste » ?) ; un embryon de définition de la notion par un exemple (« Être juste, c’est couper le gâteau en parts égales »), un synonyme (« Être juste, c’est être gentil » – Cours préparatoire -, ou « équitable »), un attribut du concept ( » C’est donner quelque chose à quelqu’un en fonction de son mérite ») ;
> une réponse à la question posée, un argument pour la justifier (« C’est juste de punir quelqu’un qui a volé parce que c’est interdit ») ou la contredire (« C’est pas juste de voler quelqu’un qui t’a volé ? ») etc.

Lorsqu’on « attrape » ainsi une occasion philosophique, qu’en faire en tant qu’animateur ?

> Souligner que c’est une idée nouvelle (question, définition, thèse, argument…), qui vient de surgir, et qui apporte quelque chose à la discussion, qui permet sa progression ; et c’est encore mieux si elle est « rare » (au sens de Deleuze) ;
> attirer l’attention sur son importance si elle est pertinente pour la mettre en valeur ;
– demander au participant qui l’a émise d’aller plus loin, ou au groupe de l’approfondir ;
> si une distinction conceptuelle pointe, la faire travailler par le groupe ;
> si une antithèse apparait, la référer à l’antithèse apparue précédemment comme deux réponses contradictoire à la question posée ;
> poser une question à un participant ou un groupe en partant toujours de ce qui vient de se dire (c’est le principe de base de « rebondir ») est alors très utile : l’animateur peut demander par exemple une précision sur le champ d’application de la notion (« On parle de la justice du tribunal ou de la justice en général ? »). Il peut relever une contradiction interne à la notion (« Le plus juste, c’est de donner la même chose à tout le monde, ou de donner plus à ceux qui ont moins que les autres ? ») etc.

E) Et le kairos pour les participants ?

Il y a le kairos à saisir pour l’animateur, mais aussi le kairos à saisir par les participants. La question didactique devient alors : quelle situation peut être porteuse pour eux de kairos dans une classe ou un café philo ? Comment l’animateur doit-il organiser la situation pour qu’elle soit potentiellement « kairogène » ? Question difficile, puisque le kairos est précisément ce qui ne peut être programmé. Il faut que la situation maintienne, favorise l’imprévisible, l’aléatoire, car c’est l’espace et le moment où peut s’exprimer la liberté de penser, la liberté d’une pensée. Car en matière humaine, ce qui émerge dans une situation (ici formative), c’est toujours une liberté…

Par exemple le kairos n’a de sens pour un participant que s’il n’est pas obligé de répondre, que s’il peut ou pas se saisir de la question à lui posée. Pensons a contrario à l’élève interrogé en classe, qui ressent souvent la question comme un interrogatoire forcé, comme une proposition d’action fermée, puisqu’il doit répondre (et faire si possible une bonne réponse). Il doit au contraire pouvoir garder une totale liberté d’intervention : d’où l’importance de la règle explicite du droit de se taire. Et cette liberté doit aussi porter sur le contenu de l’intervention : il peut dire ce qu’il veut, ce qu’il pense, sans un jugement disqualifiant (ou pire une sanction !) : car on considère dans une Dvdp qu’il n’y a pas de bonne réponse (bien qu’on exige une argumentation), parce qu’il n’y a en philosophie aucune question fermée (et même peut-être des questions sans réponse possible…).

D’où aussi l’intérêt de la posture considérant l’hésitation ou la non réponse du participant, non comme une impuissance à répondre, un déficit de pensée, mais comme un temps de silence qui lui est dévolu comme nécessaire à sa réflexion, un temps de recherche : l’élève « prend » ou ne prend pas l’opportunité d’intervenir qui lui est proposée, sa liberté est sauve. Ce qui suppose un climat de confiance et de sécurité instauré par l’animateur dans le groupe. De même, quand le président de séance tend la perche à un camarade, celui-ci peut la prendre ou non, puisqu’il a institutionnellement le droit de se taire.

F) L’indétermination comme condition d’une éthique de l’intervention

Les conditions de possibilité de kairos dans une DVDP tiennent en grande partie à une situation d’indétermination : quand l’animateur pose une question ouverte au départ, il ne sait pas comment le groupe ou le premier intervenant va entrer dans la question. Il y a une indétermination pour lui sur ce qui va se dire.

Ex : Le bonheur est-il accessible ? Le premier intervenant peut par exemple donner d’emblée sa réponse, ou énoncer des arguments pour fonder une thèse, ou raconter une anecdote, ou faire une citation, ou évoquer la position d’un philosophe sur la question, ou donner sa définition du bonheur, ou demander une définition du bonheur, ou préciser qu’il parle du bonheur individuel et non collectif, ou interroger les présupposés de la question (on suppose que le bonheur est souhaitable), ou dire que la question est mal posée, très (trop) occidentale etc.

Intervenir, c’est prendre la question comme une occasion de prendre position sur un problème, ou un prétexte pour réfléchir (ou comme une opportunité de s’exprimer en public) etc. C’est la formulation ouverte de la question qui crée pour le discutant une indétermination de la réponse. Devant la question, il peut répondre ceci ou cela ou… La question, par l’indétermination de la réponse, appelle l’exercice d’une liberté, qui n’est possible que par l’indétermination à laquelle elle est confrontée, qui appelle un choix d’intervention : vais-je intervenir, et que vais-je dire ?

Il est important que la responsabilité de la réponse incombe au discutant, et non à l’animateur ; que celui-ci n’attende, et encore moins n’exige, aucune réponse. Car seule la responsabilité du discutant de répondre de sa réponse peut engager devant les autres sa liberté de discutant.

Un climat de confiance et de sécurité qui n’exige aucune réponse déterminée accroit d’autant cette liberté. Puisque toute réponse est en droit et en pratique possible (même si c’est ultérieurement sous réserve d’inventaire), est ouverte la liberté de répondre ou non (se taire est un droit), et de dire ceci ou cela. Je peux dire ce que je veux (quitte à devoir le justifier ensuite). La question oriente, puisque que l’on va discuter de ceci et non de cela, mais ne détermine pas.

C’est donc l’indétermination de la réponse par l’ouverture de la question, et la non attente d’une réponse déterminée de l’animateur, qui rendent possible la saisie d’un kairos par le discutant.

De même, au cours de la discussion, l’animateur peut poser une question, nominative ou au groupe. La personne (il y a toujours une certaine pression de la question sur une personne interpellée), ou quelqu’un du groupe peut ou non y répondre, ou une intervention sur la question peut se produire en différé (ne serait-ce que par le jeu de l’ordre de parole par inscription) : l’animateur ne maîtrise pas le fait d’intervenir (à cause du droit reconnu de se taire) ou le contenu de l’intervention. Et c’est dans cet indéterminé que peut s’exercer la liberté d’un participant (Pas d’obligation d’intervenir, ou de dire quelque chose d’attendu comme la bonne réponse). L’animateur doit alors faire le deuil de la réponse à sa question. C’est donc la non-maîtrise de l’animateur qui autorise la liberté du participant.

Et cette posture fonde pour nous une éthique de l’animation philosophique : celle qui crée pour le discutant un espace de possibilité du kairos. Nous faisons l’hypothèse que sans cette condition de possibilité du kairos, une véritable liberté de penser n’est pas possible.

Cela ne signifie pas la réduction de l’exigence philosophique. Après toute intervention d’un discutant, l’animateur peut rebondir en terme d’exigence : « Peux-tu définir le mot (la notion) que tu viens d’employer, donner un exemple pour illustrer, un contre-exemple pour infirmer, un argument pour étayer etc. ? ». Il fournit là, pour la personne interpellée ou le groupe, une occasion philosophique à saisir… ou pas ! Il ouvre ainsi un espace d’indétermination, mais à tonalité, à fond philosophique : celui d’un possible kairos philosophique.

Cet espace peut être ouvert par l’animateur, mais il peut aussi être induit par le dispositif : un tour de table avec joker de non intervention, une perche tendue (avec droit de se taire) par le président (règle prévue dans le cahier des charges de son rôle) sont des façons d’organiser la prise de parole, et donc des occasions pour exprimer sa pensée. Mais elles ne préjugent en rien de la philosophicité des propos tenus : se saisir d’un kairos pour intervenir ou non, exprimer ceci ou cela est nécessaire, mais non suffisant. Le rôle de l’animateur, parce que la discussion est à visée philosophique, est précisément de tisser un espace qui rend possible un kairos philosophique, qu’il vectorise par ses exigences comme horizon d’attente philosophique, mais sans le déterminer dans son contenu. Par exemple s’il « attend » une définition (tout en étant prêt à en faire le deuil), la balle est dans le camp du discutant ou du groupe, qui peut botter en touche… Mais il peut « sauter » sur le kairos de tout embryon de définition pour relancer, approfondir : c’est alors le discutant, qui en choisissant de s’inscrire dans cet espace, lui donne forme, détermination, et crée en retour un espace indéterminé, que l’animateur peut saisir ou pas, suivant qu’il le trouve pertinent ou pas etc.

Il y a là une dialectique du relativement indéterminé, relatif parce que l’animateur oriente par ses interventions, indéterminé parce qu’il ne préjuge d’aucune réponse attendue (même s’il peut en souhaiter une).
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Michel Tozzi remercie les collègues qui ont bien voulu analyser sa pratique d’une discussion avec les enfants, ce qui lui permet de mieux comprendre sa propre pratique, qui reste en grande partie un trou noir pour le praticien. La confrontation roborative à la critique deleuzienne de la discussion (Herla/Jeanmart), la mise en évidence du type d’étayage qui lui permet d’accompagner les élèves (M.-P. Vannier), la dimension temporelle spécifique d’une DVDP (C. Pierrisnard), la dimension cognitivo-langagière des échanges (C. Calistri), ainsi que l’analyse de sa pratique du kairos, l’ont particulièrement éclairé. Il tente, à partir de ces analyses, de théoriser cette pratique du kairos dans une discussion à visée démocratique et philosophique.

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Merci à Diotime (Revue Internationale de Didactique de la Philosophie) pour leur aimable autorisation à publier cet article.
Lien direct vers l’original : Diotime, n°60 (04/2014)