Auteur : Michel Tozzi, Professeur d’université, Montpellier III
Article paru dans Diotime n° 55 (2013)
Nous proposons ci-dessous, pour ceux qui pratiquent en classe ou dans un café philo des discussions inspirées par le dispositif Delsol-Connac-Tozzi, doublement issu d’une matrice didactique de l’apprentissage du philosopher et de la pédagogie institutionnelle, un petit cahier des charges pratique pour l’animateur. Nous traiterons ici uniquement du moment de la discussion, et pas de ce qui peut la précéder : lecture de romans, d’albums, de mythes, support d’image, de BD, de film etc.
S’agissant de la conduite d’un échange oral d’idées, nous employons ici le mot animateur, usage stabilisé dans un café philo, mais non pour l’école, où l’on parle habituellement d’enseignant. L’animateur, mot provenant étymologiquement de deux mots latins, anima, l’âme, le souffle vital (donner la vie), et animus, l’esprit, est celui qui « donne du souffle à l’esprit », qui insuffle à la discussion une respiration, un rythme intellectuel, dans un cadre organisé pour des échanges à la fois sereins, conviviaux et rigoureux.
- Il organise le dispositif au départ, et veille à son bon déroulement tout au long, étayant en classe les élèves qui auraient des problèmes, ou assumant leur rôle en cas de paralysie du fonctionnement. Il choisit soigneusement le lieu (pas trop de bruit si c’est un café), et son emplacement (il doit bien entendre et voir, être bien entendu et vu (Un micro est souhaitable, et même un autre pour les intervenants).
- Il s’occupe de la répartition des différents rôles. Au café philo, animateur (lui-même) ; président de séance, qui s’occupe sur la forme de la répartition de la parole selon des règles démocratiques ; secrétaire de séance, qui prend des notes et rend compte en une ou deux fois oralement des idées principales de la discussion, et prépare un compte rendu écrit pour la fois prochaine (ce peut être éventuellement une seconde personne investie de ce rôle).
- En classe, président de séance (« chef de la parole ») dès la grande section de maternelle ; reformulateur, dès ce même niveau, chargé de bien écouter et comprendre ce que dit un camarade, puis de le redire à la demande de l’enseignant ; synthétiseur à partir du Ce1, chargé de prendre des notes sur un papier et d’en rendre compte oralement une ou deux fois (ou/et scribe notant les idées essentielles au tableau) ; observateurs à partir du Cm1 des fonctions à ultérieurement occuper (les précédentes), ou des processus de pensée à l’oeuvre dans la discussion (questionnement, conceptualisations par définition ou distinction, arguments pour valider une thèse ou une objection). Il y a aussi les discutants, qui doivent dire ce qu’ils pensent du sujet en le justifiant, et doivent se sentir responsables de la progression du débat. On peut avoir aussi des aménageurs/déménageurs pour mettre les chaises ou tables en rond, un responsable du micro qui donne le bâton de parole aux élèves désignés par le président, deux journalistes qui prennent des notes pour faire une synthèse en commun à froid etc.
- Il gère l’espace, qui doit faciliter par une structure circulaire, rectangulaire ou en « U », les échanges en face à face. Il détermine sa posture physique, assis, avec ou non une table devant, ou debout…
- Il gère le temps, car toute discussion a un début et une fin, annoncés dès le départ, repères pour les participants, et l’on dispose toujours d’un capital temps limité et à maîtriser. Ce temps est proportionné à l’âge des enfants, et surtout à leur capacité de concentration et d’engagement (variable selon des classes de même niveau). A titre indicatif, 10 à 15′ en maternelle, 20′ à 30′ en cycle 2, 40 à 55′ en cycle 3. Ces deux dernières fonctions peuvent être déléguées (aménageurs/déménageurs pour l’espace, président de séance ou responsable du temps pour le temps).
- Il rappelle le fonctionnement de la discussion : lever la main pour demander la parole, inscription dans l’ordre des demandes, priorité aux moins-disants, éventuellement perche tendue aux muets, éviter toute interruption de quelqu’un, toute moquerie, justifier rationnellement tout point de vue émis, ne pas répéter ce qui a été déjà dit pour la progression du débat, parler sans allusion savante ou en les explicitant, ne pas parler trop longtemps etc.
- Il introduit le sujet du jour, la question, de façon à ce que le thème proposé soit problématisé. Le sujet peut aussi être initié sous forme de disputatio entre deux personnes soutenant deux thèses argumentées opposées par rapport auxquelles les discutants pourront se situer. Ce temps d’introduction peut aussi être délégué à un ou deux participants.
- Durant la discussion, il encourage les interventions, adopte une écoute active de type cognitif (comprendre la vision du monde de l’autre), et fait preuve d’empathie.
- Avec le président il veille à donner sa place, toute sa place et rien que sa place à chaque participant.
- Il parle un langage accessible à tous, et explique s’il emploie un mot technique, rare ou employé dans un sens particulier. Les allusions à des philosophes ou doctrines sont toujours explicitées.
- Il veille à un climat de confiance dans la sécurité : il accueille et encourage les interventions, il dédramatise quand quelqu’un ne peut répondre (« C’est bon le silence ou la perplexité, ça permet de réfléchir »). Il insiste sur le fait qu’en philosophie, il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse, du moment qu’on argumente…
- Il ne mène pas le groupe directivement vers où il voudrait qu’il aille, et ne dit pas son point de vue personnel, pour éviter toute alliance objective avec un participant, où tout rentre dedans. Personne n’est ici dans le désir de bonne réponse de l’animateur (le « maître » en classe). Il ne juge pas les personnes à travers leurs idées.
- Mais il accompagne le groupe où celui-ci va, au gré des interventions.
- Sans que celui-ci n’aille toutefois n’importe où… Car il exerce une vigilance intellectuelle sur les processus de pensée : il intervient pour poser une question à la cantonade ou nominative, relance la discussion, demande une définition, une justification pour une affirmation ou un désaccord avancés, il donne des exemples pour illustrer et des contre exemples et il en demande au groupe etc.
- Il connaît de ce point de vue les processus mentaux pour philosopher : problématiser, conceptualiser, argumenter. Il demande un exemple quand c’est trop abstrait, et un attribut après plusieurs exemples pour chercher l’attribut abstrait d’un concept ; un contre-exemple quand un exemple est apporté comme preuve ; un argument plus abstrait quand on prouve par l’exemple etc.
- Il nomme les processus de pensée, pour donner des repères métacognitifs : notion ou concept, définition en extension (par un exemple), en compréhension (par un attribut ou une caractéristique du concept), exemple, contre-exemple (dont l’avantage est qu’il fait preuve), thèse, anti-thèse, argument, objection etc.
- Il ne préjuge pas du hors sujet d’une intervention, mais demande le lien du propos avec le sujet (car il peut ne pas voir un lien, alors qu’il y en a un pour le participant).
- Il recentre ou recadre en cas flagrant de hors sujet.
- Pour que la discussion avance, il peut poser des questions, proposer une piste, une autre dimension jusque là inexplorée…
- Il signale chaque idée nouvelle comme telle, signe d’une avancée.
- Il pratique fréquemment des reformulations, en les désaffectivisant, pour leur donner un statut d’idée.
- Il peut reformuler aussi pour clarifier.
- En reformulant, il relève le lien du contenu de l’intervention avec la question traitée. Il met en lien toute intervention avec le sujet. Il crée des ponts avec ce qui a été dit.
- Il reformule sans regarder l’intervenant s’il veut réorienter le débat vers le groupe.
- Il gère les conflits interpersonnels par une reformulation neutre des idées contradictoires des protagonistes, et relance par une question adressée au groupe.
- Il met en lien les diverses interventions des participants entre elles et avec le sujet.
- Il peut aussi synthétiser un moment d’échanges, pour faire un point, un bilan partiel.
- Il relève des contradictions chez un participant ou entre certains discutants. Il est attentif à la logique des pensées de chacun et du groupe.
- Il relance le débat après une pause ou une synthèse.
- Il peut laisser des temps de silence pour la réflexion, ou pour écrire une phrase.
- Il clôture sans conclure sur le fond, car on pourrait encore approfondir.
- Il peut terminer après le synthétiseur en rebondissant sur la dernière question posée, ou en ouvrant une autre piste…
- Au cours des échanges, il révèle à chacun ses potentialités intellectuelles, et au groupe son intelligence collective.
- Il garde de la distance (empathie cognitive sans sympathie affichée, surtout sélective). Il assume son statut à part.
- Il utilise tranquillement et rigoureusement la boite à outils décrite ci-dessus, mais ne se met pas la pression d’une obligation de résultat, qui l’obligerait à accentuer sa directivité sur les individus et le groupe, ce qui est relativement contre-productif pour que chacun pense par lui-même.
Pour aller plus loin, deux références
– Mon site, où tous les articles que j’ai écrit sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, en particulier avec les enfants, sont gratuitement téléchargeables :
www.philotozzi.com
– Le site de la revue internationale de didactique de la philosophie dont je suis rédacteur en chef, Diotime, se trouve sur le portail des revues de l’Education Nationale :
www.educ-revues.fr/diotime/
Tous les articles avant trois ans sont gratuitement téléchargeables.
Abonnement annuel : 14 euros.
Note (1) : Michel Tozzi, professeur émérite à l’Université P. Valéry de Montpellier, chercheur en didactique de l’apprentissage du philosopher, en particulier avec les enfants. A fait soutenir une douzaine de thèses sur la philosophie avec les enfants, écrits des ouvrages et de nombreux articles sur la question. Expert de l’Unesco en philosophie avec les enfants.