Toutes mes réponses sur les forums

15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 15)
  • Auteur
    Messages
  • Paul
    Participant

      Pour info complémentaire, voir mon der nier article sur « démocratie » dans la banque de données en RI de l’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP). URL : https://bqeghils.observatoireplurilinguisme.eu/les-textes-fr

      Paul
      Participant

        Je vpus remercie.
        A cet égard, il faut noter que l’histoire et la philosophie de la Grèce antique ont toujours été biaisées et pudiquement magnifiées. Les auteurs sérieux connaissent et font connaître le lien étroit entre l’invention de la « démocratie » et l’esclavage en Grèce ancienne, qui définit l’homme-marchandise et le rapport au corps. La notion de Cité, et conséquemment celle de citoyen, est contraire à la notion d’universel et d’humanité, car elle distingue entre les « hommes libres », dont chacun dispose de deux ou trois esclaves, et l’institution esclavagiste.
        La notion de démocratie s’en trouve elle aussi amputée est renvoyée ici à une société de castes, où l’ordre se fonde sur la distinction de ceux qui ont un titre à gouverner et ceux qui n’en ont pas, ceux qui sont compétents et ceux qui ne le sont pas, comme les esclaves, mais aussi, ce qui est aussi grave, les femmes, dont le statut est celui de personne mineure dépendante d’un tuteur (mari, fils aîné ou autre homme désigné). L’Occident, en 1800, ne se formalisait toujours pas de l’absence des femmes et de l’exclusion des esclaves des institutions de l’Antiquité grecque, et acceptait mal l’homosexualité. Les spécialistes évitent toujours de mentionner ces aspects, de même que la pédérastie car, disent-ils, elle était considérée comme « normale » par les anciens Grecs.
        La disjonction marquée du corps, du sexe, et du nom dit assez l’exclusion de ces êtres humains du cadre juridique et donc de la notion de droit, en Grèce mais aussi à Rome.
        « L’assemblage monstrueux » de la liberté et de l’esclavage dans la cité grecque (Fortia) oblige à dénoncer l’analogie abusive entre démocratie ancienne et moderne, entre peuple et demos, entre Cité ancienne et Cité contemporaine et fait voir la marche « main dans la main de la démocratie et de l’esclavage » (Finley), qui rendit possible le gouvernement politique d’une minorité masculine étroite (un quart de la population), ces seuls « citoyens » de ladite Cité.

        Paul
        Participant

          Cher Ami, chers collègues,
          Je vous remercie de cette intéressante proposition de discussion.
          Je ne sais si l’idée en est venue à la suite de l’émission de France Culture consacrée au « yoga » et animée par Alain Finkielkraut, mais la référence à cette émission mérite quelques remarques.
          Il apparaît en effet que cette émission passe complètement à côté du sujet, en raison essentiellement de l’ignorance manifestée, peut-être faussement mais en tout cas grossièrement, par Finkielkraut. Un philosophe quelque peu ouvert à l’histoire de la pensée aurait été incapable de proférer les commentaires affligeants qu’il a fallu entendre, mais peut-être ce « penseur » se réfugie-t-il dans la bulle rassurante de ceux qui veulent croire que la philosophie est grecque et rien que grecque (et allemande, selon le dogme de Heidegger qui, remarquons-le, ne connaissait rien en dehors du monde occidental, hors une incursion éphémère dans l’univers confucéen ?) et se demandent « les Chinois, les Indiens pensent-ils ?)
          S’il est inutile de reprendre les réparties de Finkielkraut, quelques points me semblent importants :
          1. Un premier rappel aurait été que l’école du yoga est d’abord l’une des darshana (s), écoles philosophiques classiques, fort imprégnées comme la tradition brahmanique de logique et de linguistique, qui remonte au Ive siècle a.c.n., lorsque Pãnini propose une première description linguistique du sanskrit, bien connue des linguistes occidentaux et qui inspira le monumental commentaire du grammairien Patanjali (IIe siècle a.c.n., non le philosophe du même nom qui a systématisé l’école du yoga), qui mêle observations linguistiques d type « structuraliste » et réflexions philosophiques. La grammaire joue en Inde un rôle comparable à celui de la géométrie en Grèce, ce qui fait que la tradition brahmanique peut être qualifiée de logocentrique. Les écoles dissidentes d’inspiration bouddhique ont notamment inventé cette forme originale de raisonnement logique que constitue le tétralemme, par lequel Nâgârjuna, fondateur de l’école « du milieu » (madhyamika) au IIe siècle, formalise le débat philosophique, mais avant tout la progression dialectique selon la séquence suivante « A existe/A n’existe pas ; A existe et n’existe pas ; n’existent ni A ni non-A. A noter que des schématisations correspondantes ont été proposées par divers logiciens en Occident dans une perspective philosophique ou scientifique.
          1. Il faut aussi replacer ces écoles dans la tradition dialectique qui les caractérise, car les traités se placent presque toujours dans un débat philosophique, entre deux ou plusieurs opposants. L’auteur du traité expose longuement les positions de son ou de ses adversaires. Il peut ensuite leur opposer ses objections auxquelles doit répondre son interlocuteur. Lorsqu’il estime enfin avoir suffisamment présenté les thèses adverses, il consacre une dernière partie, souvent la plus courte, à sa propre position. Tout se passe ainsi comme si l’exposé de la position finale de l’auteur du traité importait beaucoup moins que la réfutation des autres positions possibles. L’important réside ainsi dans la confrontation, non dans le résultat, si résultat il y a, car on sait par avance que la thèse finale ne reflète que la position d’un des protagonistes. L’analyse des outils verbaux requise par l’art de la controverse se développe à partir de la tradition des Veda dès 500 avant notre ère et est alimentée par la contestation de l’autorité védique par les bouddhistes et les jaïnistes.
          2. Autre point d’importance, la question dite « spirituelle », souvent confondue dans les débats courants avec le « religieux », auquel sont souvent renvoyées les écoles et disciplines « orientales » (encore un terme qui ne veut rien dire), comme si le gros de la philosophie occidentale ne se référait au christianisme ou au monothéisme (dans un geste qui culmine chez Hegel). Dans la tradition sanskrite, certaines écoles sont effectivement à tendance religieuse, mais d’autres sont à tendance logique (le Nâvya nyâya, « nouvelle logique »), étroitement associées à la tradition argumentative et discursive (linguistique), où l’attention portée aux questions de logique est intimement liée aux tentatives de mettre en question les autorités spirituelles. Mais ce sont les écoles plus radicales appelées lokâyatika ou cârvâka («beaux parleurs » selon leurs détracteurs – on pense aux plaideurs et « logographes » de la rhétorique grecque), terme qui recouvre divers groupes de matérialistes, de sceptiques et de fatalistes. A ce titre, l’école philosophique du yoga et son pendant théorique du Sâmkhya représentent une position dualiste intermédiaire qui conjoint l’irréductibilité de la nature matérielle primordiale (prakrti) et le plan spirituel dispersé en une infinité de monades (les puruṣa) – Michel Hulin en parle abondamment. La croyance en une divinité unique ou plurielle et le discours rationnel qui la justifie dans la «théologie», ne constituent pas le centre de la réflexion philosophique indienne ni dans le brahmanisme, ni dans le bouddhisme, dont la philosophie et souvent laïque. La notion d’absolu dans la parole védique (Mimamsa) ou dans son rapport à la conscience (Vedânta, Samkhya, Yoga) peut à cet égard être qualifiée d’athéiste (athéologique) en ce que la dimension religieuse et les concepts de transcendance et de divinité propres à la philosophie et à la théologie européennes ne leur correspondent pas.
          3. Sur le plan de la rationalité, chez Kautilya par exemple (bien connu depuis que Gérard Chaliand a eu la bonne idée de le présenter en le rapprochant de Machiavel), auteur de l’Arthashastra (« traité des gains») rédigé vers 300 avant notre ère, l’enquête critique (anviksiki), dont le samkhya, le yoga et le lokayata sont les références principales, rejette explicitement l’usage exclusivement religieux de la tradition védique. La méthode critique est vue comme discipline autonome, même s’il va de soi que, comme chez les Grecs, celle-ci pouvait être utilisée à telle ou telle fin pratique de nature sociale, matérielle ou technique. Mais à la différence de l’invite de Platon aux esprits géomètres, c’est le langage qui, chez les Indiens, serait à mettre en exergue l’enquête philosophique, comme le remarque Michel Angot dans un ouvrage fondamental (Le nyāya-sūtra de Gautama Aksapāda. Le nyāya-bhāsya d’Aksapāda Paksilasvāmin. L’art de conduire la pensée en Inde ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2009).
          4. Last but not least, certains courants brahmaniques originaires du Cachemire et associés aux tantras (autre cliché occidental réduit aux fantasmes sexuels) peuvent aussi être qualifiés de matérialistes ou pragmatistes, mais aussi spiritualistes. Plus essentiel, la filière cachemirienne était transmise avant tout non par des yogis mais par des femmes, les yoguinis, selon une méthode radicale parfois qualifiée de folle, iconoclaste, mystique et ludique tout à la fois, mais dont la raison est l’intégration psychosomatique des facultés du « moi » (ici considéré comme fondamental, par opposition aux courants mystiques visant à l’effacement du moi). Elle se fonde aussi sur une forme de liberté qui fait que Daniel Odier parle de « non-voie » (anupaya), par rapport à la voie (upaya, ou discipline) qui fait penser au tao/dao chinois (appelé « technique » par Jean-François BIlleter).
          Je proposerais de joindre aux références quelques noms bien connus, comme Roger-Pol Droit, Pierre Angot, Marc Ballanfat et bien d’autres, qui ont produit des ouvrages érudits et pertinents traitent du sujet en connaissance de cause, dans l’esprit philosophique planétaire qui doit être celui de notre époque. J’ai aussi aimé, de Jonardon Ganeri, Philosophy in Classical India, Routledge, Londres, 2001, notamment le chap. I «The motive and method of rationality».
          Et pardon pour ces digressions un peu longuettes…
          Paul Ghils

          Paul
          Participant

            Merci René pour cette aimable – et pertinente réponse.

            Je suis bien d’accord avec Axel Honneth, que j’ai lu avec grand plaisir – et empathie – il y a longtemps. Par contre, sa filiation avec Hegel me semble mince.

            Je pensais notamment à ceci :

            La définition formelle de l’universalité selon Kant (Une loi morale a une validité universelle si elle trouve son fondement dans la raison pratique, c’est-à-dire dans la faculté de l’universel – e t non dans le sentiment, car celui-ci est toujours particulier – obéit au principe exprimé dans la fameuse maxime « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». Cette définition est contestée par Hegel, pour qui un « universel concret » peut tout autant être non contradictoire dès lors qu’il émerge dialectiquement du contenu lui-même (Science de la logique, 1812). La notion de l’État moderne et rationnel en dérive, qui est cet universel réalisé dans l’Histoire. Mais Hegel revient ici à un particulier, car l’Etat, selon tous les politologues, ethnologues, historiens et paléoarchéologues n’est qu’une (très petite) parenthèse dans l’histoire humaine.

            Ce particulier se trouve réduit plus encore par la croyance en la primauté du monothéisme et la conception du temps qui en découle et se traduit par l’idée d’un progrès unilinéaire destiné à l’accomplissement de l’esprit. Ce détour, qui épouse l’orientation téléologique de la pensée de l’histoire en Occident, s’accomplit dans une forme d’histoire universelle de même orientation (reprise récemment dans la thèse étroite de « la fin de l’Histoire » de Fukuyama, après Kojève), ici incarnée dans la démocratie et l’économie libérale de modèle américain. Cette « fin » fait écho à la vision de Hegel du sens de l’histoire comme réalisation de l’Esprit absolu, l’esprit du monde devenu conscient de lui-même par la philosophie, la construction de l’État prussien et la science. Mais cette vision est tout aussi particulière, certes régie par la raison, mais guidée par la Providence divine vers ses fins : « … c’est-à-dire la fin ultime du monde, absolue et rationnelle » (La raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, 2011, 39). On a là un une représentation de l’universel qui est une projection spécifique, enracinée dans une culture particulière et exprimée explicitement comme telle : « Le contenu de la religion chrétienne en tant que le plus haut stade de développement de la religion coïncide parfaitement avec le contenu de la vraie philosophie. » (L’esprit du christianisme et son destin, Vrin, 1971 [1800]).

            A tout prendre, Hegel reste esclave …

            Fichiers joints :
            Paul
            Participant

              Chers Collègues,

              Permettez-moi de revenir sur l’une des citations de Hegel figurant au bas de la présentation :

              « L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté »,

              et de la référer à une citation de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 419 sq.) :

              « Le principe de l’esprit européen est […] la raison consciente de soi, qui a, envers elle, la confiance que rien ne peut être, face à elle, une barrière infranchissable (Cf. la conférence inaugurale de Hegel en 1818 à l’Université de Berlin, Berliner Schriften, 1956, p. 8) et qui, par suite, touche à toutes les choses, pour y devenir présente à elle-même. L’esprit européen pose le monde en face de lui, s’en libère, mais supprime à nouveau cette opposition, reprend son autre, le divers multiple, en lui-même, en sa simplicité. C’est pourquoi règne ici cette soif infinie de savoir qui est étrangère aux autres races. L’Européen est intéressé par le monde ; il veut le connaître, s’approprier l’autre qui lui fait face, se donner, dans les particularisations du monde, l’intuition du genre, de la loi, de l’universel, de la pensée, de la rationalité intérieure. Tout comme dans le [domaine] théorique, l’esprit européen cherche à atteindre aussi dans le [domaine] pratique l’unité à produire entre lui et le monde extérieur ; il soumet le monde extérieur à ses buts avec une énergie qui lui a assuré la domination du monde ».

              Ou encore à celle-ci, extraite des Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p. 132. :

              « […] c’est la destinée fatale des empires asiatiques de se soumettre aux Européens et la Chine aussi devra bien un jour s’accommoder de ce destin »,

              Ma question étant dès lors la suivante : à quel point peut-on considérer Hegel comme un esprit universaliste ?

              Et secondairement, celle-ci, avec un brin de provocation : la dernière citation, ou un extrait de la première, pourraient-elles figurer en exergue de ce site ?

              Amicalement,

              Paul

              Paul
              Participant

                La démocratie directe serait née dans l’Athènes antique. Était-ce une démocratie des individus? Selon les estimations des historiens et démographes, les citoyens étaient environ 30.000 au Ve siècle (avec une marge d’erreur appréciable), mais les esclaves étaient cinq à six fois plus nombreux (marge d’erreur encore plus large). Quant aux femmes, elles ne sont mêmes pas citées dans la plupart des études, sinon pour dire qu’elles ne peuvent être citoyennes, « étant mineures toute leur vie ».

                En conclusion, la démocratie des individus, voire la démocratie tout court, n’existent pas à Athènes.

                Pardon pour cette note un peu provocatrice, qui anticipe toute référence à Athènes pour ce qui est d’une « démocratie » des gilets jaunes.

                Paul
                Participant

                  En effet, l’homme peut conserve son énergie et prolonger l’échange, ou la fusion si l’on veut, avec la femme. Si vous parlez de « sacré », ce serait l’humain qui peut être qualifié de la sorte, et pas seulement le féminin.
                  Si par ailleurs vous vous référez à « Osho, maître tantrique », j’y apporterais un bémol, doublement.
                  D’une part, le « maître » en question est l’un de ceux qui ont biaisé le yoga en fonction d’intérêts lucratifs et l’ont mené à des aberrations « tantriques » très lucratives. Il s’agit en fait de Rajneesh et de ses 22 Rolls Royce, le nouveau Messie de l’Amérique qui chanta l’amour libre et la libération avant de s’enfuir en Inde sous le déguisement d’Osho.
                  D’autre part, et d’un point de vue plus philosophique, aucune discipline énergétique ne saurait certes supprimer le sexuel, quitte à l’occulter comme dans les monothéismes d’origine moyen-orientale. Cette dimension est présente dans toutes les voies psychosomatiques, indiennes ou autres, qui peuvent être homologuées au jeu des principes comme des énergies masculin/féminin, comme le propose d’une autre façon la voie taoïste, que savourent à l’infini les couples amoureux sans recourir à la théorie ni aux exercices.
                  Enfin et surtout, le terme tantra veut dire enseignement, livre, texte, hors des modes du temps présent. Le bouddhisme tibétain est presque entièrement tantrique et ignore le « tantrisme », inventé par les orientalistes cancres. Le hatha yoga (violence, voie rapide), lui aussi, est essentiellement tantrique. Le concept renvoie au bouddhisme médiéval avec une pincée de shivaïsme du Cachemire (avant que le bouddhisme tantrique ne convertisse au XIIIe siècle quelques Tatars, jusque-là chamanistes). Certains prosélytes occidentaux, effrayés par la dimension sexuelle tapie dans la doctrine, ont inventé l’opposition rouge et blanc pour qualifier le tantrisme. Mais la référence correcte serait alors la tradition issue de Padmasambhāva (« né du lotus »), contre les démons des traditions religieuses. Celle-ci a dissimulé ses enseignements (d’où l’ésotérisme) pendant les temps troublés de la première moitié du IXe siècle, marquée par des rivalités politiques et des persécutions, et c’est seulement vers la fin du IXe siècle que le clergé « rouge » monastique se distingue du clergé « blanc » laïc, majoritaire dans les premiers temps. On peut aussi rattacher cette période, et singulièrement padmasambhāva, fondateur du bouddhisme tantrique himalayen, d’où le « yoga du lotus ». Le Singhalais Amoghavajra (VIIIe s.), de son côté, traduisit en chinois à Chang’han à partir de 756 un grand nombre de textes tantriques. Tout ceci est bien éloigné des exercices supposément tantriques des couples égarés et des âmes solitaires lâchés dans des séminaires insipides et incolores.
                  Le tantra n’a donc pas de couleur, et l’allusion, en bonne psychanalyse, signifie que ce qui est « rouge » doit être rejeté – en clivant ce qui ne doit pas l’être, tout en cultivant l !illusion d’une recherche spirituelle dans un « tantrisme » devenu le fantasme collectif chez les industrieux en quête d’ « éveil ». Mais si l’on veut cultiver les métaphores chromatiques, on peut aussi rappeler le tao sous les couleurs du noir et du blanc, car l’école « noire » du tao, plus portée sur le magique et le dévotionnel, s’est opposé au bouddhisme (et à son yoga) lettré et philosophique. Existe aussi l’opposition du « blanc » du vide (shunyata) dont parle Sâkyamuni à celui du « noir » dont parle Laozi.
                  On peut aussi choisir, si la voie du yogāchāra (pratique du yoga) attachée à la faculté cognitive (vijnānavāda, qu’évoque la formule « le triple monde n’est que pensée » de Vasubandhu, c’est-à-dire « produit de la conscience » et inexistence des éléments de la réalité objective), la shūnyavāda (voie de la vacuité) de l’école mādhyamika.
                  Dans un cadre encore plus général, l’école tantrique peut être rapprochée des doctrines philosophiques « athées », comme le sāmkhya, le mīmāmsā, le bouddhisme en général et le jaïnisme, qui toutefois restent de conception téléologique, contrairement à l’école matéraliste du cārvāka. Les doctrines matérialistes restent par ailleurs ouvertes aux approches spiritualistes, à la différence du matérialisme occidental (hormis quelques tendances plutôt récentes qui s’interrogent sur la possibilité d’une spiritualité « athée » – je mets ce terme entre guillemets, car il suppose le présupposé conceptuel d’un dieu, et donc l’enfermement de la pensée dans un dualisme sans issue, contrairement à la position agnostique, bouddhique notamment, qui ne pose pas ce présupposé). Notons cependant que l’Advaita Vedānta (Vedanta “non dualiste : a-dva) de Śaṅkara rejette certes l’athéisme, mais finit par soumettre le concept d’Īśvara (Dieu personnel) à l’ordre supérieur de la connaissance métaphysique du brahman, l’absolu non dualiste du réel.

                  Paul
                  Participant

                    La pièce jointe en Word est refusée, voici donc un PDF.
                    Paul

                    Fichiers joints :
                    Paul
                    Participant

                      Cher René,
                      Merci pour tes envois, je ne serai malheureusement pas dans le pays pour participer à la prochaine réunion, mais le thème abordé m’inspire quelques digressions. Pardon pour le désordre des références. Comme les grasses et italiques disparaissent dans ce format, je joins par ailleurs le texte en Word.
                      Tout d’abord je voudrais te remercier d’avoir abordé cette dernière question, sur un domaine immense qui nous fait déborder allègrement les débats, mais aussi les « étonnements » propres à notre philosophie occidentale. Certains diraient que cette dernière expression est un pléonasme car, disent-ils, les Chinois, les Indiens et autres « barbares » n’ont pas accédé à LA philosophie (ceux qui ne parlent pas grec, comme disait un « prophète naufragé » (Rastier 2015). Heureusement, nous n’en sommes plus là, et la qualification de « pensée » fait ici sourire, malgré les usages très normatifs qu’ont font nos collègues, jusque dans l’Encyclopédie philosophique universelle dirigée par André Jacob et malgré leurs louables efforts en sens inverse. Par bonheur, nombre d’entre eux s’obstinent, comme Sylvain Auroux en reprenant dans sa dernière publication les articles de l’Encyclopédie consacrés à ladite « pensée » chinoise. Allons ! Trêve de plaisanterie, remercions nos collègues de reconnaître que « ces gens-là », comme dirait Jacques Brel, « pensent ».
                      Ensuite, il apparaît d’emblée que la tâche est immense et nous oblige à faire le grand écart, faute de simple écart ou de « détour » à la manière de François Jullien, qui a le privilège de pouvoir faire des allers-retours entre les deux galaxies. Tianxia en premier lieu, un terme que Zhao Tingyang a choisi comme titre de son ouvrage (Tianxia, tout sous un même ciel, Cerf, 2018) peut-être parce qu’il évoque les concepts qui nous sont familiers du cosmopolitique ou de l’universel. Sans doute sa philosophie n’a-t-elle « rien à voir avec la politique chinoise actuelle » et l’auteur a-t-il « inventé une théorie de la philosophie politique » (Le Monde, 25 mars 2018), mais le concept de tianxia, dans ses diverses interprétations, se trouve être au centre des divers courants des philosophies chinoises traditionnelles depuis Laozi (VIe siècle av. J.-C.) et Confucius (551-479 av. J.-C.) – ce que le pouvoir récupère et instrumentalise (néoconfucianisme, instituts Confucius à l’étranger, etc.), mais ceci est une autre histoire.
                      L’axe central, en tant que « monde terrestre », le « tout sous le ciel » désigne moins le monde physique qu’une représentation de l’univers comme un ordre hiérarchisé, où la « vertu » de ses membres (hommes civilisés, barbares, animaux) détermine la place qu’ils y occupent, et dirigé par un « représentant du ciel » (Tianzi ou Wang, le « fils du ciel » ou le souverain). Dans le Livre des Odes édité par Confucius, nous trouvons ainsi ce vers célèbre disant que « Tout sous le ciel universel n’est que le sol de Wang ». Liang remarque à cet égard que les présupposés des écrits liés à la notion de tianxia sont tout aussi monoculturels que les concepts d’universel ou de cosmopolitique en Occident, de même que les principes imaginaires du lixiang (le sens commun, attribué aux individus de toutes contrées et hérité d’une tradition multimillénaire et de ses philosophes, susceptible de produire toutes coutumes et tous événements).
                      Ji Zhe (« Tianxia, retour en force… », Idées.fr, 2008), de son côté, remarque que le sens primaire de Tianxia renvoie à deux significations politiques traditionnelles. D’une part, il offre « une vision à la fois cosmopolitique et culturaliste de la société des hommes, potentiellement unifiée sur le plan politique. Dans un monde divisé en une multitude d’États/pays (guo) distincts, Tianxia introduit l’idée de transcender ces clivages et de construire un espace politique universel. L’opposition entre le tout et la partie recèle une théorie de la légitimité politique des États/pays fondée sur la politique de la force soumise aux cycles répétitifs et sans fin de l’essor et du déclin, mais Tianxia introduit un pouvoir idéal, global et éternel ». On aperçoit ici l’écart par rapport à la paix perpétuelle de Kant et à son idée de fédération des peuples, qui reste en fait une confédération ancrée dans la réalité politique des nations et se tient prudemment à distance de l’utopie d’un monde unifié sous une autorité unique.
                      Zhao Tingyang rappelle, il est vrai, que la perspective du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » se constitue de « relations harmonieuses entre tous les peuples ». Cependant, Mencius (aux alentours de 380-289 av. J.-C.), le plus important parmi les lettrés qui ont poursuivi et développé l’œuvre de Confucius, souligne qu’« on a vu des hommes dépourvus de ren (humanité, la vertu centrale confucéenne) obtenir le pays, mais jamais un homme dépourvu de ren n’a atteint Tianxia » (Œuvres de Mencius, VII. II. 13). Autrement dit, seule une autorité politique qui suit la « voie » (dao/tao), ou le « cœur du peuple », sera reconnue comme légitime et digne de gouverner les affaires du monde (Œuvres de Mencius, IV. I. 9). Sous couvert d’idéalisme politique, ce concept renvoie souvent à des fins réalistes : si seul le souverain qui a le « mandat céleste » (tianming) peut régner sur le tianxia, le fait de la prise du pouvoir du Tianxia par un empereur est déjà la preuve de la légitimité de ce pouvoir (on pense au rêve chinois qui s’incarne aujourd’hui dans la « pensée » du président Xi Jinping, dont l’ambition rappelle précisément la tentative de Yuan Shikai (1859-1916), président de la nouvelle République de Chine, de rétablir le pouvoir impérial).

                      Légitimité et légalité
                      Voilà qui ramène à un autre débat, celui qui oppose le légitime au légal, la vertu au droit, le cœur à la raison. Dans une étude comparée des systèmes juridiques, Patrick Glenn (2004, 320) conclut que « la tradition asiatique n’a pas engendré de notion de droits individuels ou « droit subjectifs » [en français dans le texte anglais]. La tradition considère que la notion d’autonomie individuelle, l’indifférence à l’égard d’autrui, suppose l’ « idiotie » ou « immoralité ». Sans doute l’usage hyperlaxe du mot « asiatique » et l’affirmation quelque peu audacieuse de son propos justifieraient-ils quelque prudence, mais d’autres sinologues vont dans le même sens. Shu-Yun Ma (The China Quarterly, 137, March 1994) considère que « …La relation entre la société civile et l’Etat était donc conçue comme un tout intime et harmonieux. Ceci contraste avec l’orientation fondamentale des intellectuels en exil, dont le souci premier est l’établissement d’un domaine privé indépendant de l’Etat… de sorte que le terme « civil » devient redondant ». De sorte que, dans le contexte contemporain, « La société civile [chinoise], même si par exemple l’existence des réseaux sociaux d’Internet lui donne une résonnance mondiale, demeure en lutte avec des idéologies et des cadres de pensées séculaires » (Fairbank et Goldman 2014). Le pouvoir actuel, sous le « président » à vie Xi Jinping, ne dément pas cette appréciation, car le régime actuel se fonde sur celles-ci tout en les renforçant sous le couvert de la « pensée » consacrée pour et par le président, dont l’ambition rappelle la tentative de Yuan Shikai (1859-1916), président de la nouvelle République de Chine, de rétablir le pouvoir impérial.
                      L’Etat de droit n’est donc guère accepté. Comme dans tout système nationaliste, la référence à la civilisation chinoise est instrumentalisée sous la forme notamment d’un néoconfucianisme qui récuse tout emprunt aux systèmes occidentaux et renvoie au légisme du lettré Han Fei (280-233 avant J.-C.), qui se fonde sur le concept central d’« autorité par la loi » et ignore les notions de droit individuel ou d’Etat de droit (Pedroletti 2017, Danjou 2017). On retrouve ici la notion d’identité, au contexte chinois, qui par exemple n’oppose pas le corps et l’esprit, car le premier y est à la fois humain, animal, divin et social. Mais surtout, dans le taoïsme, la notion proche de « ziran » (« aini de par soi-même ») exprime une conception qui n’est pas celle d’une évolution unilinéaire propre à l’historicisme occidental, mais d’un devenir perpétuel sans commencement ni fin (pas d’« origine du monde », par conséquent), qui ne se fonde sur aucune essence préétablie (pas de théologie), mais dont il est possible de retrouver par régression, par la voie de la méditation, la dynamique initiale, la spontanéité primordiale. Comme le dit Tchouang-tseu (Zhuangtzi), « … lorsqu’ainsi savoir et sérénité se trouvent en émulation réciproque, alors cette nature innée se trouve être en parfait accord avec la structure [de l’univers] » (Schipper 2013, 140).
                      Pour poursuivre en philosophie politique, Shu-yun Ma dit que « le concept de tianxia pose comme ¬hypothèse qu’il existe nécessairement des méthodes qui permettraient d’incorporer n’importe quel Autre dans l’ordre de la coexistence et que même si un tel Autre refusait catégoriquement d’entrer dans le système tianxia, il existerait nécessairement un mode de coexistence qui préserverait la tranquillité ». On peut ici penser au chaos de Hobbes, qui présuppose certes l’antagonisme entre les Etats mais aussi une certaine harmonie interne aux Etats, fût-elle hiérarchique comme dans le confucianisme, mais qui n’est pas le désordre, car le chaos n’empêche pas qu’une série d’accords entre acteurs interviennent, régis par l’intérêt, l’ambition impériale ou toute autre raison. Les conceptions actuelles du système international naviguent entre un cosmopolitique qui se réalise au travers d’une série d’accords variablement respectés mais existants (le projet européen étant le plus avancé en ce sens) et un désordre tout aussi réel, par définition imprévisible,
                      La notion orthodoxe de tianxia reste donc, il me semble, monoculturelle (d’où sans doute l’intention de Zhao Tingyang de la réformer), car si elle mentionne l’ensemble des nations ou Etats, ceux-ci s’inscrivent dans le contexte impérial dont l’ambition est de les soumettre et de les homogénéiser sous le pouvoir des Han. Ainsi, le penseur confucéen Gu Yanwu (1613-1682) soutient que, à l’époque de l’invasion de la Chine par les Mandchous et de la chute de la dynastie Ming (1368-1644), les sujets de l’empire doivent défendre tianxia, car c’est la responsabilité de tout homme. La notion prend le sens de « monde civilisé », universalisé sur la base de la conception chinoise, ce qui fait de la dimension politique du confucianisme l’idée que le monde doit être transformé en un espace unifié en accord avec cet idéal de l’humanité civilisée. Dans la pratique, les guerres entre les Royaumes Combattants suivirent la voie plus familière à l’Europe des conflits interétatiques, pour aboutir cependant, au contraire de l’Europe, à la prédominance du royaume Qin su ses concurrents et à l’unification qui s’ensuivit. L’ensemble des Etats chinois de la période du Printemps et de l’Automne furent peu à peu soumis, de -356 à -221, jusqu’à leur unification finale sous la seule dynastie des Qin en -236. Le mythe ancien d’une Chine unifiée se réalisa avec son emprise sur l’ensemble de la Chine et la fondation du premier empire sous Ying Zheng, mieux connu sous le nom de son temple posthume Qin Shi Huangdi (-259 à -210).

                      Etat et empire
                      On perçoit ici ce qui sépare l’universel politique chinois de l’européen, qui reste pluriel par essence, comme l’illustre le fait que l’Europe n’a jamais été un empire, sauf en de brèves périodes (l’empire romain lui-même est méditerranéen, plus qu’européen. Cf. Jean Baeschler, « La structure de l’espace politique européen », Académie des sciences morales et politiques, 12 janvier 2004). A quoi on peut ajouter que la signification même du terme « Etat » est très polysémique et couvre dans ses usages les Etats contemporains aussi bien que les empires. Les historiens qualifient d’Etat l’Empire chinois, autant que telle ou telle politie africaine traditionnelle disposant d’uns structure politique formelle (Balandier 1967). Cette focalisation découle d’une historiographie du XIXe  siècle soucieuse d’exalter l’État national et, de là, l’Etat-nation, et qui ignore que l’Etat-nation, voire l’Etat contemporain sont des « blips » ou « parenthèses » dans l’histoire politique, où les travaux sur l’histoire impériale croissent continuellement (Robert Cooper 2002, Alfred Grosser 2010, Hassner, Burbank et Cooper 2010). Sans doute Rome et la Chine se construisent-elles sur un passé monarchique ou républicain, mais le modèle impérial islamique nait immédiatement comme empire (califat) lors de sa construction au VIIème siècle et sur superpose à toute notion politique d’Etat ou de nation. Si l’on consulte les rares études comparées dans ce domaine, en oubliant les essais immatures sur les civilisations de Francis Fukuyama (2011), on repère les philosophes qui, comme Martin Wight, qui se sont penchés sur les équivalents chinois de l’universel et du cosmopolitique. Dans De systematibus civitatum Wight parcourt quelques anciens systèmes étatiques sous le titre « The Western, the Hellenic-Hellenistic or Graeco-Roman, and the Chinese between the collapse of the Chou Empire in 771 b.c. and the establishment of the Ts’in Empire in 221 b.c. », où il souligne les similarités entre le mode de souveraineté chinois et le basileus byzantin, comme les différences entre le premier et l’antique poleis grecque et les royaumes hellénistiques au terme de son établissement (Yongjin Zhang 2014).

                      Société civile ou incivile ?
                      Dans leurs études sur le monde chinois, les sinologues John Fairbank et Merle Goldman (2013) prennent comme référence les intérêts particuliers, considérés en Occident comme des acteurs politiques à part entière. Si le gouvernement représentatif constitue ici un moyen de parvenir au compromis entre les multiples intérêts concurrents, disent-ils, la tradition chinoise les perçoit quant à elle comme essentiellement égoïstes, ce que la morale confucéenne condamnait comme mal antisocial, contre l’idéal d’harmonie conçu comme la norme : « Si les réformateurs espéraient pouvoir y attendre grâce au gouvernement représentatif, ledit idéal pouvait tout aussi bien se ramasser en un idéal globalisant s’imposant aux composantes articulées en jeux de yin yang, où l’immanence devient un ensemble homogène ou qui y tend. C’est ainsi que le tianxia, « tout-sous-le-ciel », dans sa polysémie, peut très bien désigner cette harmonie faite de couples dynamiques et non binaires, mais tendre tout autant, comme le conçurent Laozi et Confucius, vers la notion d’un « monde terrestre » aimablement hiérarchisé, selon un ordre où la vertu de chacun de ses membres, du Han civilisé aux animaux en passant par le barbare, sera déterminée par la place qu’il occupera dans cette hiérarchie d’où la notion de droit est absente, mais où la loi est bien présente, dictée par le « représentant du ciel », le « fils du ciel », bref l’empereur …. » (: « Tout sous le ciel universel n’est que le sol de Wang ». C’est contre la conception sociale et politique liée à cette vision de tianxia que se rebellera un Tchouang tseu (Zhuangzi), qui incarne dans l’héritage du taoïsme une pensée de l’autonomie radicale, de l’indépendance de la personne, du refus de la servitude volontaire, du sujet autonome dirions-nous aujourd’hui, contre la pensée aristocratisante de Lao tseu ».

                      Logiques
                      La notion plurielle de yin yang mérite une parenthèse parmi celles qui sont liées au tianxia, car elle fonde le système logique de la cosmologie traditionnelle chinoise autour du schéma abstrait où l’un des pôles implique l’autre tout en l’intégrant. D’autre part, le yin yang se manifeste en deux autres niveaux, ceux de la sphère humaine et de la sphère cosmique (le « Ciel »). Ce qui apparaît dans les deux cas est qu’il s’agit d’épistémologies formalisées, certes assez intuitives à leurs débuts mais qui tendent à se structurer dans l’histoire de leur maturation. Mais surtout, cette structuration s’éloigne du mythe et de la croyance religieuse pour s’élaborer en concepts philosophiques (le « Ciel » n’est qu’une métaphore). Notons cependant que, même si l’implication est au départ fondé sur une logique plus intuitive qui ne se formalise qu’avec le temps, les écoles philosophiques chinoises répugnent à l’abstraction gratuite, contrairement aux philosophies occidentales et indiennes. Un concept tel que « l’être » est absent de la langue chinoise, qui ne connaît pas ce verbe ni la notion abstraite de « être », tant choyée de nos philosophes occidentaux au point de l’opposer au « néant », autre personnage introuvable (que Nietzsche et d’autres, malgré une attitude plus conciliante, confondaient avec la notion toute différente de « vide », centrale dans la philosophie bouddhique sous l’appellation de sunyata).
                      La logique du yin/yang se caractérise par le jeu dynamique de forces opposées qui appelées à composer un tout harmonieux – c’est l’interprétation qu’en fait Zhao Tingyang : « le concept de Tianxia pose comme ­hypothèse qu’il existe nécessairement des méthodes qui permettraient d’incorporer n’importe quel Autre dans l’ordre de la coexistence et que même si un tel Autre refusait catégoriquement d’entrer dans le système Tianxia, il existerait nécessairement un mode de coexistence qui préserverait la tranquillité » (interview du Monde). Sans doute ces notions ne sont-elles pas absentes de la philosophie européenne, dans la tradition d’Héraclite notamment, dont le phylum se retrouve diversement chez de nombreux philosophes, comme Gaston Bachelard (la philosophie du non) ou Howard Kainz (Paradox, Dialectic, and System: A Reconstruction of the Hegelian Problematic, 1988) et surtout Jean-Jacques Wunenburger (La raison contradictoire, 1990), qui retrace l’histoire de ces conceptions en Occident. Certes, on retrouve plus volontiers ces conceptions en termes d’équations énergétiques chez de nombreux physiciens, philosophes des sciences et autres logiciens par déduction mathématique, logique ou simplement intuitive de la structuration non aristotélicienne, et singulièrement contradictorielle, des phénomènes naturels. Les hypothèses d’univers contradictoriels (entropique/néguentropique) formulées par Stephen Hawkins (2016, 93-95), qui déduit de l’absorption de la matière dans les trous noirs l’hypothèse que ceux-ci pourraient constituer des singularités non pas comme points infiniment denses (infini ne veut rien dire, pas plus que l’instant zéro, lourd des mythes unilinéaires que nous connaissons bien, et qui n’a rien à voir avec le point zéro des mathématiciens), mais comme singularités en forme d’anneaux, d’où la possibilité d’un passage vers d’autres univers, la théorie des (super)cordes, etc.

                      De son côté, l’institution éminemment humaine du langage fit plus tard l’objet de recherches analogues portant sur les logiques sous-jacentes aux systèmes linguistiques et à leur dynamique, de Benjamin Lee Whorf, anthropologue avant d’être linguiste, à Catherine Kerbrat-Orecchioni qui repère ce « double mouvement contradictoire », sur base de la conversation ordinaire, ou Antoine Culioli en logique pragmatique, en passant par Roman Jakobson, voire Ferdinand de Saussure (hors vulgate)avant lui, curieux des conceptions védiques où il retrouvait la conception du tiers, la notion de vacuité ou la tripartition du nidra (Manuscrits de Harvard, 1972 à 1907).
                      Comme on peut le voir, la notion de tianxia est liée à un complexe de concepts tels que barbare, civilisation, loi et droit. L’équivalent du barbare (mais attention, comme le remarque Roger-Pol Droit (2004), les barbares sont volontiers considérés dans la Grèce ancienne comme habités par une puissance et une profondeur supérieures à celles de la philosophie grecque et détenteurs d’une vérité première qui puiserait à la source du monde. On cite à cet égard les philosophes qui accompagnent Alexandre dans ses conquêtes et n’hésitent pas à qualifier les gymnosophistes sanskrits de philosophes ( je dis « sanskrit » car, comme le note Michel Angot dans « Mots et valeurs de la civilisation indienne », Clio, 2010, l’Inde n’existait pas en tant que réalité politique et « sanskrit » désigne une aire culturelle qui déborde largement l’Inde actuelle). Ibn Khaldoûn (1332-1406) replace les questions de la violence et de la paix dans le cadre de l’opposition entre le centre urbanisé et pacifique de l’empire et ses marges violentes, qui elles aussi étaient assimilées aux « barbares ». En Chine, Tchouang tseu (Zhuangzi), nous dit : « [La principauté de Yen] est entourée par la mer Po et bordée par le mont Tch’ang qui en forment la protection naturelle; elle est enveloppée sur ses quatre côtés par les barbares » (Billeter 2000). Dans la même veine, si les relations prolongées de la Chine et du Vietnam produisirent une remarquable affinité, les Chinois considéraient les aspects distinctifs des deux cultures comme révélateurs de l’arriération des Vietnamiens, tandis que ceux-ci y voyaient au contraire la marque de leur identité.
                      Cette dernière notion exclut d’autre part la notion d’universel, dans la mesure notamment où les stratégies « coloniales » de l’histoire impériale de la Chine (comme celle de la Russie ou de la Turquie) ont transposé les principes identitaires aux sphères territoriale, politique, ethnique ou culturelle. La résistance à l’assimilation Han de régions comme le Tibet ou la région autonome ouïgoure du Xinjiang s’appuie sur une loi antiterroriste instrumentalisée afin de servir une stratégie essentiellement coloniale de la part de l’Etat chinois (Uyghur Human Rights Project, Legitimizing Repression: China’s “War on Terror” Under Xi Jinping and State Policy in East Turkestan, mars 2015). La conscience identitaire s’étend par ailleurs à la diapora chinoise par une référence symbolique dérivée de l’appartenance ancienne à la communauté, fonction du jus sanguinis limité au père. En cas de mariage mixte, sera Chinois celui qui n’aura qu’un quart de sang chinois si le père est Chinois, alors que si son sang chinois lui vient entièrement de sa mère, il ne sera pas considéré comme Chinois (Philippe Ricaud 2004). L’identité chinoise est une notion indépendante de la nationalité, du territoire ou du lieu de naissance. Le fait diasporique n’est pas non plus lié à la territorialité, ni même à la culture puisque le ius sanguinis n’implique pas que le sujet parle chinois ou soit de culture chinoise, mais noue un lien symbolique avec les mythes fondateurs, selon l’ancienne conception confucéenne.
                      Enfin, les gouvernements actuels de la Chine reviennent à une conception différentialiste qui exclut l’universel. Les Occidentaux avaient eux-mêmes réclamé l’exclusivité de la philosophie, sinon de la « pensée », en refoulant notamment, comme le fit Hegel au XIXe siècle, l’Inde ou la Chine dans le seul champ de la religion, alors qu’il considérait lui-même le christianisme comme l’aboutissement suprême de la philosophie. L’essor économique de la Chine n’incite pas non plus les universitaires chinois à renoncer aux principes de l’idéologie confucéenne, désormais rebaptisée « néoconfucianisme » en défense et illustration de l’idéologie culturaliste des valeurs dites « asiatiques » dans les années 1970. L’autoritarisme de Xi Jinping confirme cette récupération du confucianisme en en retenant les valeurs hiérarchiques, le respect des aînés, la piété filiale et l’ordre social imposé du haut, pour définir une conception culturelle des valeurs opposable à l’universalité des droits de l’homme et aux institutions démocratiques au nom de l’identité nationale (Anne Cheng 2007).
                      Le tianxia se trouve dès lors fortement réduit, sauf à considérer qu’il fonde une nouvelle universalité sur le socle de l’identité communautaire, de l’histoire impériale, des mythes fondateurs pour gommer la pluralité des origines tout en occultant la fragilité des empires, l’impermanence de l’Etat dans l’histoire et l’évanescence de l’imaginaire national. On a vu récemment les éditions de Cambridge priées par le gouvernement chinois de censurer toutes publications par trop critiques (massacre de Tiananmen de 1989, catastrophe de la Révolution culturelle, défense de la démocratie à Hong-Kong, tensions ethniques ouïghoure et tibétaine, etc.) et la destruction de certaines archives répondre au programme de reconstruction du confucianisme, contre les notions de droit individuel et d’Etat de droit chers à l’Occident démocratique, pour leur opposer le légisme revu et corrigé de Han Fei (280-233 a.c.n.) (Le China Quarterly dut faire marche arrière deux jours plus tard et republier les articles « du fait de l’énorme pression de la communauté scientifique internationale et de la revue, qui n’avait pas donné son accord pour le blocage de ces publications » selon le rédacteur en chef de cette revue, cité par Le Monde du 23 août 2017).
                      La puissance économique est dès lors la bienvenue dans la perspective d’une gouvernance mondiale à la chinoise, laquelle permettra un récit national intégrant le rôle du Parti communiste et de l’Armée populaire tout en rejetant dans l’oubli collectif des épisodes tels que le Grand Bond en avant ou la Révolution culturelle. La censure imposée – mais consentante – des acteurs censés être mondialisés, comme Bloomberg, Facebook et d’autres en est l’un des effets logiques, qui permet aux autorités d’affirmer une vision de la société et de l’histoire portée au niveau mondial.
                      Bref, le champ est vaste et s’ouvre devant nous, arrêtons-nous pour ne pas nous ennivrer.

                      Autres références
                      ‘Chinese tradition in International Relations’, special issue, The Chinese Journal of Political Science 17: 2, 2012
                      Fairbank John et Goldman Merle, Histoire de la Chine, Thalandier, 2013
                      Francis Fukuyama, the Origins of Political order. From Prehuman Times to the French Revolution, London: Profile Books, 2011
                      François Jullien, Le détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, 1995
                      Glenn Patrick, Legal Traditions of the World, 2nd ed., OUP, Oxford, 2004
                      Halbfass Wilhelm, India and Europe: an Essay in Understanding, State University of New York Press, 1988
                      Ji Zhe, « Tianxia, retour en force d’un concept oublié. Portrait des nouveaux penseurs confucianistes », Idées.fr, http://www.laviedesidees.fr/Tianxia-retour-en-force-d-un.html, 3 décembre 2008
                      Martin Wight, “De systematibus civitatum”, in Martin Wight, Systems of states, ed. and intr. Hedley Bull, Leicester University Press, Leicester, 1977
                      Pierre Singaravélou, Tianjin Cosmopolis. Une histoire de la mondialisation en 1900, Le Seuil, 2017
                      Wunenburger Jean-Jacques, Imaginaires du politique, Ellipses, 2001
                      Yongjin Zhang, “The idea of order in ancient Chinese political thought: a Wightian exploration”, International Affairs, 1, 2014

                      Paul
                      Participant

                        Prenons la question dans l’ordre rhétorique. Celle-ci suppose, comme présupposé sémantique, qu’il existe un concept nommé par un terme et pourvu d’un signifié quelconque référant à Dieu, un dieu, l’Esprit ou un esprit, le Ciel ou une planète, etc. Or dans le cas que je pose, c’est-à-dire pour moi ici, ce concept n’existe pas pour la simple raison que je n’en connais aucun référent ou, plus simplement , que ses termes sont vides de sens.

                        En conséquence, la question, en toute logique, n’existe pas. Ou encore, si l’on veut, elle existe dans la mesure ou elle est subordonnée à une croyance, mais alors c’est la croyance qui prime et non plus la raison.

                        Reste donc le rapport entre raison et croyance. Comme la croyance est absolument libre et réfère à toute représentation ou hypothèse, je suis renvoyé à l’imaginaire, ici aussi limité par mes seules facultés, ou alors à l’hypothèse de type aussi scientifique que possible, c’est-à-dire à la raison.

                        Si je prends la rationalité scientifique, et la physique en est le meilleur support, il se trouve que la question de l’origine de l’univers (la totalité du réel) n’existe pas. Toute théorie physique renvoie aux premiers moments de son évolution, jamais au point zéro qui pourrait éventuellement engendrer la question : « comment passer de zéro à rien » ou « du néant au réel », question encore une fois absurde du point de vue logique, qui donc tombe à l’eau avant même d’avoir été posée.

                        Reste malgré tout le zéro, qui existe en mathématique mais pas dans la réalité, car c’est un « artifice de calcul », disent les mathématiciens. On pourrait tout aussi bien poser la question des nombres négatifs ou moments antérieurs au début de l’univers (le point zéro n’existe pas). Les hypothèses existent ici, non vérifiées, d’un univers à évolution inverse du nôtre, c’est-à-dire néguentropique au lieu d’entropique, avec inversion au point dit zéro, qui n’en est pas un (imaginons deux cones isotropes pourvus d’un vecteur qui s’inverserait).

                        Enfin, amusons-nous : si on y tient vraiment, on peut poser la phrase « Dieu a dit ». Comme l’interlocuteur est ici, en deçà de la croyance et par définition, muet ou créé par nous, la réponse sera nôtre, c’est-à-dire quelconque, ou nulle si l’énoncé est considéré comme absurde, littéralement insensé (le silence n’est pas le néant). Le plus curieux est qu’on introduit au delà de la raison et dans la croyance une discussion d’apparence rationnelle, où elle n’a rien à faire car nous avons franchi la limite de la raison et sommes entrés au royaume, ou dans l’enfer, de la croyance. En deçà, « Dieu a dit Z » n’a pas de sens car il renvoie à un sens quelconque du domaine d’un imaginaire sans référent, avant même de signifier.

                        Amicalement,

                        Paul Ghils

                        Paul
                        Participant

                          Les deux questions ne sont pas symétriques.

                          D’une part, les religions monothéistes de nos régions incluent le politique, ce qui rend la question vaine. En tout état de cause, elles transmettent une morale peu ou prou réformable (la Parole est divine, le dogme est dicté par la hiérarchie), et non une éthique.
                          La question des religions polythéistes pose les questions différemment et sur un autre plan, à étudier. Celles qui, comme le bouddhisme ou le darshana du Cārvāka (ou Lokāyata), sont issues de philosophies matérialistes, athées ou tout au moins neutres à l’égard des religions et du politique, ne sont pas directement concernées par la question. Kautilya, par exemple, ne s’encombrait pas du religieux pour concevoir son traité du politique (de l’économie, de l’écologie, de l’administration, de la guerre), l’Arthashastra.. Il annonce par là Machiavel, pour qui le religieux était un instrument du politique.

                          D’autre part, le politique se conçoit non pas comme une morale reçue et transmise, mais comme établissement au départ de certaines traditions culturelles de valeurs et d’institutions qui transforment les premières, en tout état de cause en se fondant non sur une morale reçue, mais sur une éthique choisie. Sans doute subsiste-t-il des zestes de religieux dans le politique (le Premier ministre britannique nomme l’archevêque d’Angleterre, lui-même subordonné au monarque, chef d’Etat et donc chef de l’Eglise anglicane, mais « Parliament is supreme », etc.),

                          La question, enfin, est datée – à cette époque où les esprits sont particulièrement frileux. Le silence est même assourdissant, si l’on s’en tient à la question des droits de l’homme dans le cadre onusien, depuis que, de 1998 à 2001, les organes concernés se sont rendus au jeu de dupes du « dialogue des religions », de la «paix des religions» ou du « Parlement des religions », alors que ces acteurs des relations internationales sont parmi les plus violents de l’histoire.

                          Paul Ghils

                          Paul
                          Participant

                            Une première interrogation pourrait être de se demander si la religion a un lien nécessaire à la spiritualité. Celle-ci déborde et dépasse habituellement le niveau biophysique et témoigne d’attitudes, de pratiques, de croyances qui sondent, interprètent en recourant à l’opinion, à la croyance, à la théorie, à l’affect et au concept, de la sagesse vécue à la doctrine la plus élaborée. Les notions d’esprit et de spiritualité sont éminemment polysémiques – elles peuvent renvoyer à la pluralité des esprits en interrelations qui habitent le vivant dans les traditions animistes, sans exclure une « grande force » qui les relie à l’humain au sein d’un ensemble dynamique sans lequel il n’existerait pas . Elles évoquent aussi les conceptions plus atomistes et dichotomiques de la philosophie occidentale, qui les a consacrées dans le dualisme cartésien sur fond monothéiste et a durci les essences jusqu’à l’individualisme exacerbé de nos contemporains. Cependant, elles appellent tout autant, en contrepoint, les conceptions matérialistes qui parcourent les époques et les cultures, de l’Inde et de la Grèce classiques (les cârvâka et certaines doctrines bouddhiques pour la première, Démocrite ou Lucrèce pour la seconde) aux divers courants matérialistes contemporains modernes et postmodernes (désolé, le « post » ne veut rien dire).
                            On trouvera dans les pages de Cosmopolis (2015/3-4) quelques formes d’une philosophie de l’esprit qui réintègre l’humain dans une totalité qui rejette toute disjonction entre le psychique et le physique, comme le voulait Wittgenstein : « Et comment un corps peut-il avoir une âme ? », et dont on peut penser que la notion d’anthropocène, dont traitait un autre numéro, dessine le cadre englobant susceptible d’accueillir une spiritualité ouverte au monde qui l’a vu éclore.
                            je joins le sommaire et l’un des articles.

                            Paul
                            Participant

                              On pourrait paraphraser la citation de Finkielkraut :

                              Les migrations ont toujours contribué, depuis les trois vagues du néolithique, au peuplement du Vieux Monde. Les nations s’y sont forgées, mais comme tout construit socio-politique sont appelées à se transformer. En contrepoids et à contre-pied, elles projettent une identité immuable, propre au mythe et à l’imaginaire … Reste à savoir, dans un monde qui remplace l’art de lire en tant qu’interpréter par le reflux des interconnexions changeantes vers des identités permanentes qui proscrivent l’humain au nom de l’égalité des différences, s’il est encore possible de créer un avenir commun en refondant les héritages, pour hériter et transmettre ce que nous aurons décidé en liberté.»
                              Paul Ghils

                              Paul
                              Participant

                                Voilà un thème complexe, qui se ramifie en tant d’autres questions. Avant même de l’aborder, la question de l’histoire renvoie à un présupposé, soit :

                                – notre conception (occidentale au sens large) de l’histoire est orientée dans le temps, ce qui implique bien sûr une transformation (présupposée elle aussi) des sociétés et des individus, mais surtout son orientation vers une fin, ultime ou provisoire. Ce qui implique aussi l’idée de progrès, d’évolution, de développement, etc. On aperçoit ici la forte imprégnation des mythes qui sous-tendent les monothéismes, entre une origine (point zéro de la création) et une fin (point oméga). La science, pour ne prendre qu’elle, n’y échappe pas : les physiciens postulent volontiers que le big bang, qu’ils décrivent scientifiquement, succède au point zéro, qu’ils postulent gratuitement, ou pire, à “rien”, une hypothèse sans fondement scientifique qui viole allègrement le principe du caractère falsifiable des hypothèses scientifiques. La science physique présentée de la sorte retombe dans une forme de foi en un état qui ne peut être exploré car il n’est même pas inconnu ou non décrit (le “néant”). Elle commet par ailleurs une faute de logique assez grossière, qui veut que de “rien” surgisse le réel. On peut trouver certes une explication, mais qui aggrave son cas : le zéro est admis en mathématique (tout comme les nombres négatifs et autres représentations ou “artifices de calcul »), alors que le néant (zéro) ne correspond à rien en physique. On tombe décidément dans la psychanalyse.

                                – je disais “notre” conception car d’autres conceptions existent, qui ne sont pas représentables par une flèche unidirectionnelle mais par un cercle, une spirale, etc. On y retrouvera les mythes de l’auto-création permanente ou de l’éternel retour, l’absence d’un Dieu créateur tout puissant, ou une présence si écrasante que l’histoire est d’emblée prophétique, entre création et révélation ultime. Le calcul du temps, s’il existe, y prend un autre sens, ou est négligé, comme chez les Indiens. Remarquons que ceci n’exclut ni l’autonomie de la philosophie (qui n’est d’ailleurs pas garantie en Occident), ni la quête scientifique, ni le “progrès” techno-scientifique. Ainsi, la Chine a devancé l’Occident dans ces derniers domaines (la possibilité qu’elle le devance à nouveau ne vaut pas ici, dans la mesure où elle aura emprunté la vision du monde occidentale).

                                En conclusion, c’est la notion même d’histoire qui fait question, en tout cas son interprétation et sa représentation. La généalogie du terme grec ne nous sauve pas : la notion est elle-même plurielle.

                                Paul
                                Participant

                                  Pour nos contemporains, l’idée d’“anthropocène” est récente (Paul Crutzen forgea le terme en 2000, mais on trouve des équivalents dans l’ “Ecoumène” (Christian Grataloup), l’anthropozoïque (Stoppani, 1873), la noosphère (de Chardin, 1922, Vernadsky, 1936), l’érémozoïque (Wilson, 1992) ou l’anthrocène (Revkin, 1992).

                                  La conception familière en Occident d’une histoire vue comme segment orienté entre un zéro – dans un passé inimaginable – et une fin – dans un avenir impensable – renvoie au stade final d’une évolution qui découle du rôle central pris par l’humanité dans le destin géologique et écologique, c’est-à-dire aujourd’hui culturel, de la Planète. Ce sprint final consacrerait une suite de destructions entamée par nos ancêtres chasseurs-cueilleurs qui balançaient leurs déchets dans la « nature », jusqu’à la modification actuelle du climat.

                                  D’autres imaginent au contraire la prise de conscience tardive de ce que signifie cette évolution. Serait-elle l’infirmation partielle de la thèse de Nicolas Copernic au 16e siècle, qui privait la Terre de sa position privilégiée au centre de l’Univers et renvoyait les hommes à sa périphérie?

                                  La scission arbitraire entre nature et culture comme concepts autonomes dans les sciences classiques sous nos cieux invite-t-elle à recentrer notre vision des choses, à reconstruire un paradigme plus cohérent, par l’exclusion des conceptions monodisciplinaires et le recours à la méthode transdisciplinaire, pour circonscrire des systèmes complexes et appliquer des stratégies holistiques?

                                  La crise des sciences humaines et sociales qui résulte de cette bifurcation appelle sans doute à une forme de réconciliation entre celles-ci et les sciences naturelles, dans la recherche de modèles complexes et globaux des savoirs. La perdurance des facteurs culturels enracinés dans les structures familiales, idéologiques ou religieuses relativise l’universalité des conceptions du genre humain et la gestion collective du globe. Les impératifs du développement économique et la maîtrise de l’évolution du climat s’entrechoquent, la poursuite de la croissance et l’accroissement des inégalités tout autant, les conflits interculturels nourris des imaginaires obscurcissent l’idée d’une politie mondiale.

                                  Se dirige-t-on dès lors vers l’effondrement ultime de la civilisation comme conséquence de l’ “ecocide” en cours? Aurons-nous le temps de concevoir, sinon d’engendrer, aucune “hominisation”, au delà de la civilisation, à l’heure où les identités s’affrontent dans un combat mortel qui nous renvoie aux duels des mythologies anciennes?

                                  Voir texte joint de David Held sur un sujet connexe, à paraître dans « Cosmopolis », 2015/1.

                                15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 15)