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13 sujets de 1 à 13 (sur un total de 13)
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  • Philippe
    Maître des clés

      Si on distingue la peur de la phobie, alors il semble que la plupart de nos peurs ordinaires sont « raisonnables » (dans le sens où elles n’obscurcissent pas le jugement, voire sont susceptibles de l’orienter vers la décision la plus adéquate). Quand est-ce qu’une peur cesse d’être raisonnable pour sombrer dans la phobie ? Sans doute lorsque celle-ci s’égare dans son fondement (peur des pastèques) et/ou dans sa proportion (vertige debout sur une chaise). La peur cesse d’être raisonnable lorsqu’elle reste aveugle à l’expérience qui la nie (la pastèque ne mord pas). Ces quelques rudiments te laisseront sans doute sur ta faim, car je suppose que ton sujet réfère implicitement à cette question : vivons-nous dans un monde objectivement inquiétant ?

      Pour reprendre tes exemples, je pense qu’on pourrait dire que la peur n’est jamais en elle-même « raisonnable ». Même dans le cas d’un phénomène objectivement inquiétant (par exemple, le réchauffement climatique – supposons qu’il soit avéré), ce qui est raisonnable ou déraisonnable c’est avant tout l’attitude que l’on adopte vis-à-vis de ce qui est identifié comme un danger ou un risque. Si je reste campé dans ma peur, que je ne m’informe pas pour m’assurer de la validité de son fondement et pour la proportionner, que je n’élabore aucune pensée au sujet de ce qui m’inquiète et que je ne pose aucune action adéquate (réduire mes émissions de CO2, cotiser pour Greenpeace, voter pour EELV, etc.), alors je ne suis sans doute pas « raisonnable ». Une peur « raisonnable » serait donc une peur qui n’est pas une phobie (son fondement et sa proportion sont adéquates) et qui laisse la place pour que se déploie le raisonnement et l’action justes. Peut-être pourrait-on même dire qu’une peur « raisonnable » est une peur dont la juste mesure permet la mise en route du raisonnement et de l’action. Si la peur est insuffisamment intense, on reste inerte, si elle l’est trop, on perd la raison. La question que tout ça pose est : L’humain doit-il avoir peur pour agir ? (on reproche souvent aux écologistes de brandir des catastrophes à venir pour mobiliser leur troupe, ce qui est perçu comme débilitant).

      Bref, vaste sujet !

      Philippe
      Maître des clés

        Ah Ah trop facile !
        Non, ce syllogisme n’est pas concluant !
        Le fait que la conclusion soit vraie ne dit rien au sujet de la validité formelle du raisonnement…
        On le voit aisément en le représentant sous la forme d’un diagramme de Venn :

        Tous les A appartiennent à B
        Quelques B appartiennent à C
        Rien ne dit que les B appartenant à C sont des A (c’est possible, mais non nécessaire)

        Autre illustration de ce paralogisme classique :

        – Tous les chats sont des félins
        – Certains félins sont des animaux domestiques
        – Donc les chats sont des animaux domestiques

        Philippe
        Maître des clés

          Effectivement, l’opposé de la croyance n’est pas le savoir, mais l’incroyance. Cependant, l’incroyance ne consiste pas à « ne pas croire » quelque chose mais à « ne rien croire » sur cette chose. Ne pas croire que « A » est vraie implique de croire que « non-A » l’est. Pour reprendre ton exemple : si je ne crois pas qu’« il y a de la vie sur Mars », alors je crois qu’« il n’y a pas de vie sur Mars ». Si je prétends ne pas croire non plus qu’il n’y a pas de vie sur Mars, je suis dans l’incroyance (l’agnosticisme). La pensée s’arrête alors, pour ne pas violer le principe du tiers exclu.

          Ensuite, tu as raison, il y a un comme un continuum de la croyance au savoir (Platon parlait des « opinions droites », sorte d’intermédiaire entre l’ignorance et le savoir). On passe de la croyance au savoir par la capacité à justifier que la croyance est vraie. Cette justification prend des formes différentes (démonstration, argumentation, démarche expérimentale) mais doit toujours avoir quelque chose de publique (la justification doit valoir pour d’autres que moi).

          To be continued… 😉

          Philippe
          Maître des clés

            En relisant le sujet, je m’aperçois qu’ici la notion de « croyance » est implicitement employée pour désigner l’adhésion à une idée en l’absence de preuve. Croire, ce serait penser une chose sans raison positive de le penser. La croyance se justifierait alors, de ce point de vue, du fait que la nécessité d’avoir une opinion sur un sujet se fait jour dans l’esprit, alors qu’on ne dispose pas des moyens de se forger un savoir sur la question. Le mobile des croyances peut donc être psychologique ou sociologique.

            Si on garde la signification commune de « croyance », on peut distinguer les croyances non vérifiées et les croyances invérifiables. Le débat porte, à mon avis, sur le deuxième genre de croyances.

            Croyances non vérifiées : « je crois que table se dit Tisch en allemand » (mais je n’en suis pas sûr, je n’ai pas vérifié)

            Croyances invérifiables : on peut distinguer les invérifiables par essence et les invérifiables par accident.

            Invérifiables par essence : « Dieu existe », « l’homme est naturellement bon ».

            Invérifiables par accident : « Il existe une particule que la science physique n’a pas encore découverte », « Un jour, il n’y aura plus de pauvreté dans le monde ».

            Les invérifiables par essence, sont invérifiables en raison de leur formulation (et de la nature des entités qu’elles mobilisent). Les invérifiables par accident, le sont en raison de la faiblesse actuelle de nos connaissances et de notre manque d’avancement technique.

            Toute la question est donc de savoir si on peut vivre sans croyance invérifiable par essence. Qu’est-ce que cela frustre en nous de devoir renoncer à croire quoi que ce soit (et être donc agnostique) sur des sujets tels que l’existence de Dieu, le sens de la vie, la nature humaine, etc. ?

            Enfin, penser qu’il vaut mieux être agnostique sur ces sujets, car cela est plus raisonnable, est-il une croyance justifiée ? Que dire à quelqu’un qui affirme qu’il ne croit pas que Dieu existe, mais qu’il le sait ? Faut-il lui expliquer qu’il se méprend sur le sens du verbe savoir ? Ou reconnaître que ce que nous appelons vérification s’arrime dans une culture spécifique (celle du rationalisme critique et de la méthode expérimentale) ?

            Philippe
            Maître des clés

              Pour continuer ma réflexion :

              En fait, je crois que le risque de l’idée selon laquelle « on ne peut vivre sans croyance », est qu’elle peut légitimer indirectement la religiosité. J’ai souvent entendu ce saut rhétorique dans le discours de personnes pétries de spiritualité : puisque la science est une entreprise reposant elle-même sur des croyances (croyance en la validité de ses axiomes indémontrables, en la valeur de la connaissance objective, etc.), alors il n’est pas moins raisonnable de croire en Dieu que d’affirmer que toute cellule vivante comporte en son noyau de l’ADN codant pour la synthèse des protéines. On peut étendre le raisonnement à la comparaison entre la vie ordinaire du citoyen lambda (qui gouverne sa vie selon des croyances pratiques, psychologiques et sociologiques) et celle du croyant (au sens religieux du terme). En bref, si reconnaître qu’une certaine forme de croyance est au cœur de toute connaissance objective s’avère utile (cela prémunit contre le scientisme naïf), il ne faudrait pas pour autant que cela conduise à relativiser la valeur des sciences du point de vue de leur prétention à énoncer le vrai (en gommant la frontière entre science et religion).

              Philippe
              Maître des clés

                Si on considère que toute connaissance repose sur une forme de croyance (en la validité de la logique, en la stabilité des lois physiques, des régularités sociologiques, etc.), alors on ne peut vivre sans croyance, car on ne peut vivre sans connaissances (a fortiori s’il s’agit de connaissances pratiques). Toute action efficace s’appuie sur la connaissance (parfois tacite) que nous avons du monde qui nous entoure. Les sceptiques de l’antiquité prétendaient vivre en suspendant leur jugement à tout propos. Aristote leur faisait habilement remarquer que, bien qu’affirmant ne rien croire au sujet de la réalité du monde, ils n’en allaient pas pour autant se promener au bord des précipices par jour de grand vent.

                Peut-être faudra-t-il donc bien distinguer ce type de croyance là (à valeur heuristique – épistémique) et les croyances de type religieux (à valeur spirituelle – éthique). Les premières sont requises pour créer du savoir (car on ne peut tout démontrer, il faut s’appuyer sur des axiomes), les secondes sont requises pour rendre les valeurs (ou normes éthiques) efficaces et organiser la vie en commun des humains (car si on ne croit pas au bien fondé des normes, elles disparaissent dès que la contrainte qui vise à les faire respecter s’estompe).

                ps : j’ai rempli le formulaire pour Sciences humaines ; merci René pour tout ce que tu fais !! Tu es génial 😉

                Philippe
                Maître des clés

                  Je me suis permis de rectifier quelques coquilles dans le texte, qui pouvaient prêter à confusion. L’antagonisme n’est pas uniquement présent entre les individus, mais également au cœur de tout individu. L’homme est pris naturellement dans un conflit entre deux penchants contradictoires : d’une part désirer la société d’autrui pour être « plus qu’homme » et, d’autre part, souhaiter pouvoir tout régir de manière individuelle.

                  En ce qui concerne la question de départ, la lecture en commun déterminera par le vote la plus pertinente. En ce qui me concerne, je ne pense pas que le lien avec le thème de la « liberté » soit le plus évident. Ceux de l’intérêt à vivre en groupe (vivons-nous en société par intérêt ?) et du caractère naturel des penchants sociables et insociables de l’homme (l’homme est-il naturellement sociable/insociable ?) me paraissent plus directement liés au propos de Kant ici.

                  Plus loin, dans le même ouvrage (qui est très court, le plus court de Kant à ma connaissance : à peine 20 pages), Kant use d’une métaphore assez parlante pour évoquer l’effet de la vie en société sur le développement des dispositions humaines. Il compare l’homme vivant isolé comme un arbre poussant au milieu d’une prairie, tout rabougri et tordu, se développant en tous sens. En revanche, l’homme vivant en société est pareil à un arbre poussant au milieu des bois, et qui doit lutter et pousser droit et haut pour aller chercher la lumière. Cette métaphore résume bien l’idée de ce passage.

                  Philippe
                  Maître des clés

                    Pour ceux que ça intéresse, voici le court texte de Julio Cortazar dont j’ai parlé en conclusion du débat. Il est extrait du recueil intitulé Cronopes et Fameux (disponible chez Gallimard).

                    « Laissons de côté les motifs pour ne considérer que la manière correcte de pleurer , étant entendu qu’il s’agit de pleurs qui ne tournent pas au scandale ni n’insultent le sourire de leur parallèle et maladroite ressemblance. Les pleurs moyens ou ordinaires consistent en une contraction générale du visage, en un son spasmodique accompagné de larmes et de morves, celles-ci apparaissant vers la fin puisque les pleurs s’achèvent au moment où l’on se mouche énergiquement.

                    Pour pleurer, tournez vers vous-même votre imagination et si cela vous est impossible pour avoir pris l’habitude de croire au monde extérieur, pensez à un canard couvert de fourmis ou à ces golfes du détroit de Magellan où n’entre personne, jamais.

                    Les pleurs apparus, on se couvrira par bienséance le visage en se servant de ses deux mains, la paume tournée vers l’intérieur. Les enfants pleureront le bras replié sur le visage de préférence dans un coin de leur chambre. Durée moyenne des pleurs, trois minutes. »

                    Autre référence mentionnée : José Saramago.
                    À ceux qui ne le connaissent pas, n’ont jamais lu aucun de ses livres, je recommande l’un de ces trois ouvrages :

                    – L’aveuglement
                    – Tous les noms
                    – L’autre comme moi

                    Vous pouvez trouver des résumés un peu partout sur le web.
                    Je précise que le style de Saramago est assez exigeant et demande une certaine concentration (ses phrases sont amples, pleines d’incises, de digressions, la ponctuation est quasi inexistante, certaines « phrases » font plusieurs pages). Mais ça vaut l’effort.

                    Philippe
                    Maître des clés

                      Voilà ma suggestion pour le café-philo du 5 mai 2014 :

                      Dans le film « Tom à la ferme », tous les personnages semblent se voiler plus ou moins la face pour affronter la perte. La famille en refusant de voir l’homosexualité du fils, l’amant en refusant de voir ses tromperies. Tout se passe comme si la disparition confrontait à une épreuve de vérité : on peut se morfondre en s’attachant éternellement à une image idéalisée du mort, qui rend son décès inacceptable tout en le glorifiant (on pense lui faire honneur en ne voyant que ce qu’il y avait de beau en lui). Mais est-ce là une manière acceptable de faire son deuil ? Ne vaut-il pas mieux mettre les mains dans le cambouis, et accepter une représentation de cet autre plus fidèle à la réalité, qui a pour avantage de rendre possible la reconstruction.

                      Voici donc la question que je souhaite poser :

                      Quelle place pour le réel dans le deuil ?

                      Si le « deuil » renvoie d’abord à la douleur psychique ressentie à la mort de quelqu’un – deuil vient du latin dolere : « souffrir » –, on élargit souvent sa définition pour désigner toute épreuve douloureuse traversée par une personne venant de perdre une chose à laquelle elle était attachée. Il peut s’agir d’un travail, d’une relation, d’un amour, voire d’une période de la vie avec les capacités ou qualités associées (l’enfance et son insouciance, la jeunesse et sa vitalité, etc.).

                      Le point commun de ces situations – décès d’un proche, perte d’un travail – est qu’il semble requis de la personne les affrontant de « faire » quelque chose, d’être en un sens « active » dans le processus du deuil. C’est ce que manifeste l’expression courante « faire son deuil », comme lorsqu’on parle du « travail de deuil ». Ainsi se dessine ici une distinction permettant de penser le deuil : d’une part, il s’agit d’une douleur, c’est-à-dire quelque chose dont nous pâtissons, et d’autre part, il désigne un processus au sein duquel nous devons être acteurs.

                      Ce processus par lequel nous acceptons une perte qui nous est infligée a été théorisé par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross. Elle dégage 5 phases devenues célèbres. Celles-ci ont été initialement conçues pour penser la réaction de patients auxquels l’imminence ou l’inéluctabilité de leur mort est annoncée. Ces phases ne sont donc pas toutes vécues par une personne confrontée au deuil, et elles ne le sont pas forcément dans cet ordre.

                      1 – Déni : Refus de croire à la réalité de la perte.
                      2 – Colère : Révolte face à la disparition, sentiment d’injustice.
                      3 – Marchandage : Chantage affectif adressé à l’équipe médicale (pour les fins de vie).
                      4 – Dépression : Sentiment que plus rien ne vaut la peine.
                      5 – Acceptation : Phase de démarrage possible de la résilience.

                      En se référant au dernier film de Xavier Dolan « Tom à la ferme », on peut s’interroger sur le rôle joué par le réel et sa prise en compte dans le processus du deuil. Tout d’abord, dans une perspective stoïcienne, on peut s’intéresser à la place occupée par la prise en compte de la réalité du caractère mortel ou inconstant de ce à quoi on était attaché :

                      « Ne dis jamais de rien : « Je l’ai perdu » mais : « Je l’ai rendu. » Ton enfant est mort ? Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a été rendue. (…) Tant que possible, prends soin [de ce qui t’a été donné] comme d’un domaine étranger, comme ceux qui y passent font d’une hôtellerie. » Épictète, Manuel.

                      Ensuite, on peut s’intéresser à celle prise par la représentation fidèle de l’autre tel qu’il est, indépendamment de toute sacralisation (le deuil jouant parfois comme un facteur d’idéalisation des qualités du défunt pour lui rendre hommage). On peut se demander si la difficulté du deuil ne repose pas en partie sur cette idéalisation. Serions-nous si triste de perdre l’autre, si nous cessions de lui dresser cette statue honorifique dans laquelle peut se refléter notre narcissisme ? N’y-a-t-il pas une part de déni de réalité dans le deuil et dans cette glorification posthume de l’autre ?

                      ps : la version imprimable en pièce jointe.

                      Fichiers joints :
                      Philippe
                      Maître des clés

                        Fabien :

                        Supposons un instant que tu sois sérieux en comparant l’homme et « le » dinosaure.

                        1) Le dinosaure n’a pas été à l’origine d’une extinction massive des espèces vivantes de son temps. L’homme oui.

                        2) Tandis que l’homme est un prédateur omnivore qui « nuit » à une grande quantité d’espèces vivantes du simple fait qu’il se nourrit à grande échelle de végétaux et d’animaux. Certains dinosaures étaient herbivores et mangeaient des végétaux, d’autre dinosaures étaient carnivores et mangeaient soit d’autres dinosaures, soit des poissons ou des mammifères. Ainsi la pression exercée sur l’environnement de part et d’autre n’est pas comparable. Les mécanismes de régulation étaient plus prégnants du temps des dinosaures.

                        3) N’ayant jamais inventé l’agriculture et l’élevage, du temps des dinosaures il y avait encore une régulation autonome des écosystèmes. Lorsque la nourriture des dinosaures venait à manquer parce qu’ils avaient exercé une prédation trop intense du fait de leur croissance, certains mourraient de faim ce qui permettait aux ressources de se reconstituer, etc. De nos jours, les espèces sauvages sont en voie de disparition, ce qui ne nous empêche pas de continuer à croître en nous nourrissant d’aliments issus de l’élevage et de l’agriculture.

                        4) Les dinosaures ont disparu semble-t-il à cause d’une astéroïde ayant heurté la terre, ce qui a épaissi l’atmosphère et fait mourir la plupart des végétaux. Si l’homme disparaît au terme d’un processus dont il est l’origine (changement climatique suffisamment important pour éradiquer toute vie humaine sur Terre, par ex.), on peut se demander si l’impact sur la vie en général ne sera pas encore plus grand que la chute d’une astéroïde, qui demeure un événement assez ponctuel finalement (l’atmosphère s’assombrit quelques années, tout au plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Dinosaure#Extinction).

                        5) Ne crois-tu pas qu’on puisse attendre de l’homme un peu plus de jugeote que nos ancêtres ? Enfin, comme disait Socrate, tout ce que je sais, c’est que je ne saurien…

                        Philippe
                        Maître des clés

                          René :

                          Par souci de cohérence éthique, il est possible d’octroyer une valeur intrinsèque aux moustiques si on en octroie une aux abeilles par ailleurs. Le tout est de ne pas confondre la valeur qu’on octroie à l’espèce et celle qu’on octroie aux individus. Considérer que le moustique a une valeur intrinsèque en tant qu’espèce ne nous empêche pas d’en détruire quelques uns lorsqu’ils nous nuisent (principe de légitime défense, en quelque sorte). Le tout étant que cette interaction létale au niveau des individus soit justifiée et ne conduise pas à faire disparaître l’espèce entière. En outre, les moustiques ne sont pas – à ma connaissance – en voie de disparition par notre faute…

                          Ceci dit, il semble effectivement difficile d’accorder une valeur intrinsèque à des organismes dont nous sommes les proies. C’est une belle mise à l’épreuve des principes !

                          Ensuite, tu affirmes que l’éthique ne peut faire autrement qu’être anthropocentrée. C’est précisément contre cette affirmation que la notion de valeur intrinsèque se pose. On peut constater d’une part une tendance forte de l’être humain, à savoir tout évaluer en fonction de ses intérêts vitaux et pratiques, sans pour autant affirmer que cette tendance est indépassable. Effectivement, il est difficile de justifier une obligation morale quand on n’y trouve individuellement et collectivement aucun bénéfice matériel. Mais on peut y trouver une attitude philosophiquement signifiante (on peut trouver ça beau, signifiant, inspirant, touchant, etc.). Et on peut éduquer les enfants pour qu’ils y soient sensibles. C’est une chose de constater la force de la norme, et une autre de s’y résigner. Idem pour les pays en voie de développement. A mon avis, c’est une erreur de considérer qu’ils auraient un droit irréprochable à tous adopter l’american way of life. Je pense qu’il convient de raisonner de manière globale, en fonction des besoins et aspirations réels de chacun (en sortant de ce mythe d’un développement inéluctable) et s’arranger pour que les biens soutenables soient distribués de manière équitable. Je suis personnellement prêt à m’engager dans cette voie et réduire ma consommation pour faire advenir cela. Je t’accorde qu’il est peu probable que ça arrive, à cause du manque d’éducation et de fraternité au niveau international, mais je préfère me projeter dans un avenir de ce type qu’envisager tout de suite le pire.

                          Philippe
                          Maître des clés

                            Si je me cantonne à la question du progrès technique, on peut douter que celui-ci suffise à endiguer ses propres nuisances. Si c’était le cas, alors l’éthique environnementale n’aurait pas lieu d’être. Il suffirait d’investir de l’argent au bon endroit pour résoudre les problèmes par un surcroît d’innovation. C’est ce que Jacques Ellul appelait le « bluff technologique ».

                            Pour l’illustrer, on peut prendre l’exemple de la disparition des abeilles. Les colonies d’abeilles disparaissent actuellement à l’échelle planétaire, à cause de la propagation de parasites et de maladies qui les détruisent. Ceux-ci parviennent à s’installer dans les colonies parce que les défenses immunitaires des abeilles sont amoindries par l’épandage de pesticides et d’engrais volatils.

                            Face à ce problème, il y a deux attitudes possibles.

                            1) Une attitude éthique, qui consiste à considérer que les abeilles ont une valeur intrinsèque au delà du service qu’elles rendent à l’humanité (via la pollinisation des plantes) et qui implique de réduire l’utilisation des engrais et pesticides (agriculture raisonnée, ou biologique).

                            2) Une attitude reposant sur le bluff technologique, qui consiste à développer des programmes de recherche pour fabriquer des insectes-robots de la taille des abeilles dans le but de les envoyer polliniser à la place des défuntes (programme de recherche d’un labo à Harvard, dont voici le lien : http://robobees.seas.harvard.edu). Au fond, les abeilles on s’en fout, tant que leur boulot est fait et que la survie de l’homme n’est pas menacée.

                            Je ne sais pas vous, mais moi l’option 2) me fait un peu froid dans le dos (sans doute ma technophobie irrationnelle…).

                            Pour ouvrir le débat, et sortir du dualisme entre éthique environnementale / innovation technique que j’ai instauré de prime abord pour amorcer la réflexion, on peut évidemment noter que toutes les innovations ne se valent pas du point de vue du « bluff » qu’elles opèrent. Par exemple, on peut innover dans les engrais et les pesticides, de manière à en produire qui n’impactent pas ou peu l’environnement. L’innovation nous permet de ne pas modifier notre pratique, tout en annulant la nuisance. Mais c’est là que l’effet rebond intervient.

                            Cette notion est plus complexe à manipuler que celle de bluff technologique, car elle fait conjointement appel à des connaissances en écologie, en psychologie et en économie. En gros, l’idée de l’effet rebond, c’est qu’en remplaçant une technologie nuisante par une autre moins polluante, cela décomplexe les comportements et qu’au final on finit par accroître notre usage global des technologies, ce qui implique une compensation dans un jeu à somme nulle.

                            L’illustration la plus courante concerne les économies d’énergie. Lorsqu’on diffuse des technologies moins gourmandes en énergie, on peut supposer que cela va alléger les consommations au niveau global. Chaque foyer pourvu d’engins moins gourmands en électricité va consommer moins, et arithimétiquement on va moins consommer collectivement. Mais dans les faits, on observe que la part d’énergie que les machines moins gourmandes ont permis d’économiser est dépensée ailleurs (soit que l’argent économisé est dépensé dans l’achat d’une machine supplémentaire venant agrémenter le foyer, soit qu’on laisse les machines allumées alors qu’on ne s’en sert pas, etc.). Il y a un rebond : l’énergie économisée d’un côté est finalement dépensée d’une autre manière.

                            Philippe
                            Maître des clés

                              Oui, en fait la partie pénalisante de la loi est la plus remise en cause. Précisément parce qu’elle est incohérente : pourquoi maintenir la légalité de la profession, si c’est pour la rendre de facto impossible par ailleurs ? Personnellement, je réprouve les positions abolitionnistes, qui se positionnent à partir d’une vision misérabiliste de la profession et stigmatisante des clients. En revanche, je trouve que le texte ne va pas assez loin concernant les Prostituées exploitées par des réseaux. Le problème étant qu’il semble difficile d’établir dans quelle mesure les prostituées dans des réseaux sont des « victimes » (si elles sont là où elles en sont, elles l’ont peut-être choisi même si elles le regrettent parfois amèrement après coup ?).

                              Au final, je m’aperçois qu’il serait judicieux que j’oriente immédiatement la discussion sur la question philosophique (consentement et droit) afin qu’on ne s’attarde pas trop sur le projet de loi. Rétrospectivement, je me dis que la prostitution n’est pas un si bon exemple…

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